Les bases de la foi ecclésiologique orthodoxe


Le trait essentiel de l'Orthodoxie est, qu'elle unit ses fidèles dans une fois à laquelle JAMAIS rien n'a été ajouté, dont rien n'a JAMAIS été retranché, dans laquelle JAMAIS rien n'a été modifié, et qui est identiquement et absolument la même, telle qu'elle fut prêchée par les premiers disciples du Christ.

Notre coup d’œil devra donc être une synthèse, -non pas de l’Orthodoxie comme d’une branche quelconque du christianisme,- mais du christianisme lui-même, dont l’expression, selon la compréhension orthodoxe, se trouve être l’Eglise, la Sainte Eglise, non pas seulement comme motif de crédibilité, mais comme objet même de la foi. Ce qui veut dire qu’elle n’est pas du tout une construction déterminée par une question de droit, mais par la simple présence d’un FAIT. Ceci est caractéristique pour la compréhension orthodoxe.

L’Occident ne voit dans la chrétienté orthodoxe que « des églises », conception qui entraîne des erreurs immenses. Nous venons ici pour tâcher de vous faire saisir ce quelque chose que l’esprit occidental n’a pas aperçu, ce point vital qui est l’essence même de l’Eglise Une et Indivisible selon la conception orthodoxe. C’est l’Eglise Une et Entière, sans distinction de races et de nationalités, l’Eglise dans son UNIVERSALITE, que nous allons tâcher ici de rendre accessible à votre compréhension.



LA TRADITION DANS L'EGLISE ANCIENNE 7/9



Saint Basile et la «Tradition non-écrite»







Saint Irénée déjà faisait référence à la «foi» telle qu'elle avait été reçue dans le baptême. Tertullien et saint Cyprien empruntèrent des arguments à la liturgie [40]. Saint Athanase et les Cappadociens firent usage du même type d'argumentation. Elle atteint son développement complet chez saint Basile.

Dans sa polémique avec les ariens de la seconde génération, à propos du Saint Esprit, saint Basile édifie son principal argument sur l'analyse des doxologies, telles qu'on les disait dans les Eglises. Son traité sur le Saint Esprit fut un livre de circonstance, écrit dans le feu et l'ardeur d'une lutte acharnée et destiné à répondre à une situation historique déterminée. Saint Basile s'y trouva confronté à la question des principes et des méthodes de l'enquête théologique. Son traité s'attachait à démontrer un point particulier -qui, de fait, est le point crucial de la saine doctrine sur la Trinité- l'homotimia [égalité d'honneur] du Saint Esprit. Il se référait essentiellement à un témoignage d'ordre liturgique : la doxologie du type particulier qui comporte les mots «avec l'Esprit» et qui, comme il pouvait le prouver, était largement répandue dans les Eglises. Cette formule, assurément, ne se trouvait pas dans l'Ecriture. Seule la tradition l'attestait. Or les adversaires de saint Basile n'admettaient d'ordinaire que l'autorité de l'Ecriture. Les circonstances le poussèrent donc à entreprendre de démontrer la légitimité du recours à la Tradition.

Saint Basile voulait montrer que l'homotimie de l'Esprit, c'est-à-dire sa Divinité, avait toujours été objet de foi dans l'Eglise et qu'elle était part intégrante de la profession de foi baptismale. Comme le Père Benoît Pruche l'a correctement noté, l'homotimos était pour saint Basile, un équivalent de l'homoousios [41]. Sa conception de la Tradition n'apporte guère de nouveauté, si ce n'est qu'elle gagne en cohérence et en précision. La façon, en revanche, dont il s'exprime est tout-à-fait singulière.

«Parmi les dogmata et les kerygmata qui sont conservés dans l'Eglise, certains nous viennent de l'enseignement écrit (ek tês eggraphou didaskalias), d'autres découlent de la paradosis des Apôtres, qui nous a été transmise en musterioi. Et les uns comme les autres ont la même autorité -tèn autèn ischun- en matière de piété [42]». Au premier abord, on a l'impression que saint Basile introduit ici une double autorité et un double étalon -Ecriture et Tradition. En réalité, il en était on ne peut plus éloigné. Les termes qu'il emploie sont dignes de remarque. Les kerygmata sont chez lui ce que le développement ultérieur de la langue appellera des «dogmes» ou des «doctrines» : il s'agit d'un enseignement formel, faisant autorité et jouant un rôle normatif dans les questions de foi, bref, de l'enseignement public et déclaré. A l'opposé, les dogmata forment, selon lui, l'ensemble organique de toutes les «coutumes non écrites» (tà agrapha tôn ethôn), c'est-à-dire en réalité, toute l'organisation de la vie liturgique et sacramentelle. Il faut garder à l'esprit que le concept et le terme même de dogme n'était pas encore fixé à cette époque : le mot dogma n'avait pas encore le sens strict et précis qu'il a acquis [43]. Quoi qu'il en soit, on ne doit point être embarrassé devant l'affirmation de saint Basile, que les dogmata ont été enseignés et transmis par les Apôtres en musterioi, dans le mystère. A coup sûr, nous ferions un contre-sens, si nous traduisions par «en secret». La seule traduction correcte est : «par le moyen des mystères», c'est-à-dire sous la forme des rites et des usages ou coutumes liturgiques. C'est bien ainsi que saint Basile l'explique lui-même : Tà pleîsta tôn mystikôn agraphos hemîn empoliteuetai [La plupart des mystères ont chez nous droit de cité sans acte écrit]. L'expression tà mustika renvoie ici, à n'en pas douter, aux rites du baptême et de l'eucharistie qui sont, pour saint Basile, d'origine «apostolique». Il cite, à cet endroit, la référence faite par saint Paul lui-même aux «traditions» reçues par les fidèles (eite dià logou, eite di'epistolês, 2 Thess. 2, 15 ; 1 Cor. 11, 2).

La doxologie dont parle saint Basile est l'une de ces «traditions [44]». De fait, tous les exemples cités à ce propos par saint Basile sont de nature rituelle ou liturgique, qu'il s'agisse du signe de la Croix dans le rite de la réception des catéchumènes, de l'orientation vers l'est pour la prière, de la coutume de rester debout le dimanche à la liturgie, de l'épiclèse dans le rite eucharistique, de la bénédiction de l'eau et de l'huile, du renoncement à Satan et à sa pompe, de la triple immersion enfin, dans le rite du baptême. Il existe beaucoup d'autres «mystères non écrits de l'Eglise [45]», dit saint Basile. Il n'en est pas fait mention dans l'Ecriture. Ils ont néanmoins beaucoup d'autorité et de signification. Ils sont indispensables à la préservation de la foi droite. Ils constituent des moyens réels de témoignage et de transmission. Selon saint Basile, ils proviennent d'une tradition «silencieuse» et «privée» : «Venus de la tradition silencieuse et mystique, de l'enseignement non-public et secret [46]».

Cette tradition silencieuse et mystique, qui n'a pas été rendue publique, n'est pas une doctrine ésotérique, réservée à une élite particulière. Si élite il y avait, cette élite était l'Eglise. En effet, la tradition à laquelle saint Basile en appelle ici, c'est la pratique liturgique de l'Eglise. Il évoque ce que nous appelons à présent la disciplina arcani, la «discipline du secret». Au Quatrième siècle, cette «discipline» était largement utilisée, formellement imposée et préconisée dans l'Eglise. Elle était liée à l'institution du catéchuménat et avait, à l'origine, un but éducatif et didactique. D'autre part, saint Basile l'affirme lui-même, certaines traditions devaient être gardées non-écrites afin d'éviter qu'elles ne fussent profanées dans les mains des infidèles. Cette remarque se réfère évidemment aux us et coutumes de l'Eglise. Il convient, ici, de rappeler que, dans la pratique du Quatrième siècle, le Credo, ainsi que l'oraison dominicale, faisaient partie de cette «discipline du secret» et ne devaient pas être révélés aux non-initiés. Le Credo était réservé aux candidats pour le Baptême arrivés au dernier stade de leur instruction, après qu'ils avaient été solennellement enrôlés et approuvés. Le Credo leur était communiqué ou «transmis» par l'évêque oralement et ils devaient le réciter de mémoire devant lui : c'était la cérémonie de la traditio et redditio symboli, «transmission et répétition, par l'initié, du Credo». On recommandait instamment aux catéchumènes de ne pas divulguer le Credo à des gens de l'extérieur, et de ne pas le mettre par écrit. Il devait être écrit dans leurs cœurs. Mentionnons seulement ici la Procatéchèse de saint Cyrille de Jérusalem, aux chapitres douze et dix-sept. En Occident, Rufin comme saint Augustin estiment qu'il ne convient pas de coucher le Credo sur le papier. C'est aussi pour cette raison que Sozomène dans son Histoire ne cite pas le texte du Credo de Nicée, «que seuls les initiés et les mystagogues ont le droit de réciter et d'entendre [47]».

Tel est le contexte historique et culturel dans lequel il convient de replacer l'argument de saint Basile pour l'entendre. Saint Basile souligne avec force l'importance de la profession de foi baptismale qui impliquait qu'on s'engageait à croire dans la Sainte Trinité, Père, Fils et Saint Esprit (op. cit., 67 et 26). Cette «tradition» avait été transmise aux néophytes «dans le mystère» et devait être gardée «par le silence». On se fût trouvé en grand danger d'ébranler «le fondement même de la foi chrétienne», (to steréoma tês eis Christon pisteos), si l'on avait mis à l'écart, négligé ou rejeté cette «tradition non-écrite» (op. cit., 25).

La seule différence entre dogma et kérugma réside dans le mode de transmission : le dogme est gardé dans le silence et les kérygmes sont publiés ouvertement : to mèn gar siopâtai, tà dè kerugmata demosieuontai. Mais leur dessein est identique : ils transmettent la même foi, quoique par des voies différentes. De plus, cette tradition particulière n'était pas simplement une tradition des Pères, car une telle tradition n'eût pas été suffisante : ouk exarkeî. En fait, les Pères ont tirés leurs «principes» de «l'intention profonde de l'Ecriture» : Tôi boulémati tês Graphês ekolouthesan, ek tôn marturiôn... tàs archàs labontes [Ils ont suivi l'intention de l'Ecriture, tirant leurs principes de ses témoignages]. De la sorte, la «tradition non écrite» n'ajoute en réalité rien au contenu de la foi scripturaire ; elle ne fait que mettre cette foi en pleine lumière [48].

Le recours de saint Basile à la «tradition non écrite» était en fait un appel adressé à la foi de l'Eglise, à son sensus catholicus, à la conscience ecclésiastique (phronema ekklesiastikon). Il lui fallait trancher le nœud gordien créé par le pseudo-biblicisme à courte vue de ses adversaires ariens. Et il arguait que, en dehors de cette règle de foi «non écrite», il était impossible de saisir les véritables intentions et l'enseignement de l'Ecriture même.

Saint Basile était, dans sa théologie, strictement fidèle à l'Ecriture : l'Ecriture était pour lui le critère suprême de la doctrine (lettre 189, 3). Son exégèse était sobre et mesurée. Pourtant, l'Ecriture elle-même était un mystère, mystère de la Divine économie et du salut de l'homme. Il y avait dans l'Ecriture une profondeur insondable, puisque c'était un livre inspiré, dont l'auteur était l'Esprit. C'est pourquoi la véritable exégèse devait elle aussi être spirituelle et prophétique. Le don du discernement spirituel était nécessaire pour la bonne intelligence de la Parole. «Car celui qui juge des paroles doit d'abord s'être préparé comme l'auteur lui-même... Et je me rends compte que, à propos des mots de l'Esprit, il est aussi impossible à quiconque d'entreprendre l'examen de Sa parole, sinon à ceux qui ont l'Esprit qui leur donne le discernement» (Lettre 204).

L'Esprit est conféré par les sacrements de l'Eglise. L'Ecriture doit être lue à la lumière de la foi, ainsi que dans la communauté des fidèles. Voilà pourquoi la Tradition, la tradition de la foi telle qu'elle se transmet à travers les générations, était pour saint Basile le guide et le soutien indispensable dans l'étude et l'interprétation de la Sainte Ecriture. En quoi il marchait dans les pas de saint Irénée et de saint Athanase. C'est de la même façon que saint Augustin utilisa la Tradition de l'Eglise, en particulier son témoignage liturgique [49].





[40] Voir Federer, op. cit., p. 59 sqq ; F. De Pauw, «La justification des traditions non écrites chez Tertullien», Ephemerides Theologicae Lovanienses, t.19, 1/2, 1942, p. 5-46. Cf. aussi Georg Kretschmar, Studien zur frühchristlichen Trinitätstheologie, Tübingen, 1956.

[41] Voir son introduction à l'édition du traité Du Saint Esprit, dans la collection «Sources Chrétiennes», Paris 1945, p. 28 sqq.

[42] Traité du Saint Esprit, 66.

[43] Voir la bonne étude d'Auguste Deneffe, s.j., «Dogma. Wort und Begriff», Scholastik, Jg. 6, 1931, p. 381-400 et 505-538.

[44] Saint Basile, op. cit., 71 ; voir aussi 66 : Hoi tà peri tàs Ekklesias exarchês diathesmothetésantes apostoloi kai patéres, en tôi kekrumménoi kai aphthégtoi to semnon toîs musteriois ephulasson : «Les Apôtres et les Pères qui, depuis le commencement, ont établi dans les Eglises tous les règlements sacrés, préservèrent le caractère saint des mystères par le moyen du secret et du silence».

[45] Tà agrapha tês ekklesias mustéria, op. cit., 66 et 67.

[46] Apo tês siopoménes kai mustikês paradoseos, ek tês ademosieutou tautes kai aporrétou didaskalias.

[47] Sozomène, Histoire Ecclésiastique, 1, 20.

[48] Cf. Hermann Dörries, De Spiritu Sancto, Der Beitrag des Basilius zum Abschluss des trinitarischen Dogmas, Göttingen 1956 ; J.A. Jungmann, s.j., Die Stellung Christi im liturgischen Gebet, 2 Auflage, Münster i/W 1962, p. 155 sqq et 163 sqq ; Dom David Aman, L'ascèse monastique de Saint Basile, éd. de Maredsous 1949, p. 75-85. Les notes des éditions critiques du Traité du Saint Esprit, dues à C.F.H. Johnson, Oxford 1892 et à Benoît Pruche O.P. (Collection «Sources Chrétiennes», Paris 1945) sont au plus haut point utiles et instructives. Sur la disciplina arcani, voir O. Perler, s.v. Arkandisciplin, Reallexikon für Antike und Christentum, Bd 1, Stuttgart 1950, p. 671-676. Joachim Jeremias, dans Die Abendmahlsworte Jesu, Göttingen 1949, p. 59 sqq, 78 sqq, a soutenu l'idée que la disciplina arcani se laissait déjà déceler dans la constitution du texte des Evangiles, et avait également existé dans le judaïsme ; thèse radicalement critiquée par R.P.C. Hanson dans Tradition in the Early Church, London 1962, p. 27 sqq.

[49] Cf. German Martil, o. d., La Tradicion en San Agustin a través de la controversia pelagiana, Madrid 1942 (paru d'abord dans la Revista espanola de Teologia, vol. 1, 1940, et 2, 1942) ; Wunibald Roetzer, Des heiligen Augustinus Schriften als liturgie-geschichtliche Quelle, München 1930 ; voir aussi les études de Federer et Dom Capelle citées plus haut.

  

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