Les bases de la foi ecclésiologique orthodoxe


Le trait essentiel de l'Orthodoxie est, qu'elle unit ses fidèles dans une fois à laquelle JAMAIS rien n'a été ajouté, dont rien n'a JAMAIS été retranché, dans laquelle JAMAIS rien n'a été modifié, et qui est identiquement et absolument la même, telle qu'elle fut prêchée par les premiers disciples du Christ.

Notre coup d’œil devra donc être une synthèse, -non pas de l’Orthodoxie comme d’une branche quelconque du christianisme,- mais du christianisme lui-même, dont l’expression, selon la compréhension orthodoxe, se trouve être l’Eglise, la Sainte Eglise, non pas seulement comme motif de crédibilité, mais comme objet même de la foi. Ce qui veut dire qu’elle n’est pas du tout une construction déterminée par une question de droit, mais par la simple présence d’un FAIT. Ceci est caractéristique pour la compréhension orthodoxe.

L’Occident ne voit dans la chrétienté orthodoxe que « des églises », conception qui entraîne des erreurs immenses. Nous venons ici pour tâcher de vous faire saisir ce quelque chose que l’esprit occidental n’a pas aperçu, ce point vital qui est l’essence même de l’Eglise Une et Indivisible selon la conception orthodoxe. C’est l’Eglise Une et Entière, sans distinction de races et de nationalités, l’Eglise dans son UNIVERSALITE, que nous allons tâcher ici de rendre accessible à votre compréhension.



LA TRADITION DANS L'EGLISE ANCIENNE 3/9


Saint Irénée et le « canon de la vérité ».


Saint Irénée, dénonçant le mauvais usage que les gnostiques faisaient des Ecritures, se sert d’une comparaison pittoresque. Imaginons un artiste talentueux qui aurait représenté, dans une mosaïque faite de mille joyaux de prix, le splendide portrait d’un roi. Un autre homme arrive, défait toutes les pièces de l’ouvrage et en recomposent l’image d’un chien et d’un renard. Puis il prétend que son travail est l’œuvre original, sortie des mains du premier maître, sous prétexte que les joyaux utilisés sont authentiques. En réalité, cependant, la figure d’origine a bel et bien péri [11]. Or tel est précisément le traitement que les hérétiques infligent à l’Ecriture. Ils négligent et défont « l’ordre et la connexion » de la Sainte Ecriture, ils « démembrent la Vérité »[12]. Mots, images et expressions sont certes d’origine, mais le propos général, l’argument, est arbitraire et mensonger [13].


Saint Irénée suggère encore une autre analogie. De son temps circulaient des centons homériques, textes composés de vers d’Homère authentique, mais pris hors de leur contexte et réarrangés de façon à leur faire signifier tout ce qu’on voulait. Pris individuellement, chaque vers était vraiment d’Homère, mais la nouvelle histoire qui résultait de leur réassemblage, n’avait rien d’homérique. Elle pouvait néanmoins abuser l’oreille en faisant sonner les accents familiers de la langue homérique [14]. Il vaut de noter que Tertullien fait aussi allusion à ces étranges centones, composés de vers de Virgile ou Homère [15]. Cette référence était, semble-t-il, un argument courant de la littérature polémique de cette époque.

Le sens du propos d’Irénée apparaît dès lors clairement. L’Ecriture avait son schéma directeur, sa structure interne, son harmonie. Les hérétiques ne tenaient aucun compte de ce plan d’organisation ou, pour mieux dire, y substituaient le leur. Autrement dit, ils réorganisaient le témoignage scripturaire pour l’accommoder à un propos en lui-même radicalement étranger à l’Ecriture. Or, soutenait saint Irénée, ceux qui avaient gardé intact le « canon de la vérité » qu’ils avaient reçu avec leur baptême, ceux-là n’auraient aucun mal à « remettre chaque expression dans sa place propre [16] ». Alors ils seraient à même de contempler la vraie image. L’expression même dont se sert saint Irénée est ici singulière : Prosarmoas tôi tês aletheias somatioi, (« En l’accommodant au corps de la vérité ») –que la vieille traduction latine rend gauchement par corpusculum veritatis, « le petit corps de la vérité ». Toutefois la pensée est claire. Le terme de somation n’a pas nécessairement un sens diminutif : il signifie simplement un « corps global ». Dans la formule de saint Irénée, ce mot évoque le corpus de la vérité, le contexte exact, le projet initial, la « véridique image », la disposition originelle des pierres précieuse aussi bien que des versets [17].

Ainsi, pour saint Irénée, la lecture de l’Ecriture doit être guidée par la « règle » de la foi, à laquelle sont initiés -et que s’engagent à garder- les croyants lors de leur profession de foi baptismale : c’est cette règle et elle seule qui permet d’apprécier et d’identifier le message fondamental, la « vérité » de l’Ecriture. La formule favorite de saint Irénée était : « la règle de vérité », canon tês aletheias, regula veritatis. Or, cette « règle » n’était à son tour rien d’autre que le témoignage et l’enseignement des Apôtres, leur kérugma, leur praedicatio (ou praeconium), lequel avait été « déposé » dans l’Eglise et confié à ses soins par les Apôtres, et que depuis ce temps, avait fidèlement gardé et transmis, avec une parfaite unanimité dans tout l’univers, la lignée des pasteurs autorisés de l’Eglise : « Ceux qui, avec la succession épiscopale, ont reçu le charisme indéfectible de la vérité [18] ». Quelle que puisse être l’intention exacte et précise de cette phrase très riche [19], il ne fait aucun doute que, dans l’esprit de saint Irénée, cette conservation et cette transmission du dépôt de la foi résultaient de l’action conductrice et de la présence du Saint Esprit habitant l’Eglise. La conception de l’Eglise est, chez saint Irénée, toute entière à la fois charismatique et institutionnelle. Et la « Tradition », selon son point de vue, est un depositum juvenescens, un dépôt toujours rajeunissant, une tradition vivante, confiée à l’Eglise comme un nouveau souffle de vie, exactement comme le souffle fut attribué au premier homme [20]. Les évêques et les «presbytres» étaient, dans l’Eglise, les gardiens accrédités et les ministres de cette vérité déposée une fois pour toutes. « Là, donc, où les charismes (charismata) du Seigneur ont été déposés (posita sunt), il est à propos de s’informer de la vérité, je veux dire, auprès de ceux qui ont la succession ecclésiale venue des Apôtres (apud quos est ea quae est ab apostolis ecclesiae successio), et qui montrent une conduite sainte et sans reproche et parlent un langage pur et sans mélange de fausseté. Car eux aussi préservent cette foi qui est la nôtre en un Dieu créateur de toutes choses, augmentent l’amour que nous portons au Fils de Dieu, qui a, pour nous, accompli une économie si merveilleuse et, enfin, ils nous expliquent les Ecritures sans danger, sans blasphème contre Dieu, ni préjudice à l’égard des patriarches, ni mépris pour les prophètes ». [21]






[11] Lusas tèn hupokeimenen toû anthropou idéan : « Ayant détruit la figure humaine qui existait primitivement ».

[12] Luontes ta méle tês aletheias.

[13] Rémata, léxeis, parabolai d’un côté, hypothesis de l’autre. Tout ce passage dans Contre les Hérésies, 1, 8, 1.

[14] Ibid., 1, 9, 4.

[15] De praescriptione, 39.

[16] Têi idiai taxei.

[17] Cf. F. Kattenbush, Das Apostolische Symbol, Bd II, Leipzig 1900, p.30 sqq, ainsi que sa note dans la Zeitschrift f. neutest. Theologie, 10, 1909, p. 331-332.

[18] Qui cum episcopatus successione charisma veritatis certum acceperunt.Saint Irénée, Ibid., 4, 26, 2.

[19] D’aucun ont soutenu que les mots charisma veritatis ne signifient, en fait, rien d’autre que la doctrine Apostolique et la vérité de la Révélation divine ; de sorte que saint Irénée ne suppose aucun don ministériel spécial propre aux évêques. Voir Karl Müller, «Kleine Beiträge zur alten Kirchengeschichte, 3. Das Charisma veritatis und des Episcopat bei Irenaeus», Zeitschrift f. neut. Wissenschaft, Bd 23, 1924, p. 216-222; cf. van den Eynde, op. cit., p. 183-187 ; Y. M.-J. Congar, o.p., La Tradition et les traditions, Etude historique, Paris 1960, p. 97-98 ; Hans Freiherr von Campenhausen, Kirchliches Amt und geistliche Vollmacht in den ersten drei Jahrhunderten, Tübingen 1953, p. 185 sqq ; et aussi -avec un accent spécial mis sur le caractère de la «succession»- Einar Molland, «Irenaeus of Lugdunum and the Apostolic Succession», Journal of Ecclesiastical History, 1.1, 1950, p. 12-28 et «Le développement de l'idée de succession apostolique», Revue d'histoire et de philosophie religieuses, 34.1, 1954, p. 1-29. Voir, pour l'opinion inverse, les remarques critiques de Arnold Ehrhardt, The Apostolic Succession in the first two centuries of the Church, London 1953, p. 207-231, surtout p. 213-214.

[20] Quemadmodum aspiratio plasmationis, Ibid., 3, 24, 1.

[21] Ibid., 4, 26, 5.

 
 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire