LA TRADITION DANS L’EGLISE ANCIENNE
R.P. Georges Florovsky
Je ne saurais assurément croire à l'Ecriture, si l'autorité de l'Eglise catholique ne m'y incitait.
Augustin d'Hippone, Contre la Lettre de Mani, 1,1.
saint Vincent de Lérins et la Tradition
La célèbre phrase de saint Vincent de Lérins caractérise l’attitude de l’Eglise ancienne en matière de foi : « Gardons ce qui a toujours et partout été cru de tous ». Tel était à la fois le critère et la norme. Le point essentiel qu’on soulignait par là, c’était la permanence de l’enseignement chrétien. Saint Vincent en appelait ici à la double œcuménicité de la foi chrétienne –dans le temps et dans l’espace. De fait, c’est bien cette grande vision qui avait, en son temps, inspiré un saint Irénée : l’Eglise Une, répandue et dispersée dans tout l’univers, et néanmoins parlant d’une seule voix et tenant partout la même foi, telle que l’ont transmise les bienheureux Apôtres et que l’ont préservée les témoins successifs : « Elle qui vient des Apôtres, qui est gardée par la succession des prêtres dans les Eglises ». Ces deux aspects de la foi, ou plutôt, ces deux dimensions, étaient absolument inséparables. Universalité, antiquité, tout comme l’idée de consensus, allaient ensemble. Aucun de ces critères non plus ne suffisait à lui seul. L’antiquité comme telle ne garantissait pas la vérité, à moins qu’on pût prouver de manière conclusive l’existence d’un large consensus des anciens. Réciproquement, l’accord unanime ne faisait preuve que si l’on pouvait montrer qu’il se rattachait, sans interruption, aux origines apostoliques. Or, suggérait saint Vincent, la vraie foi se faisait connaître d’une double manière : par l’Ecriture et par la Tradition [1]. Cela n’implique cependant pas qu’il y ait eu deux sources de la doctrine chrétienne. En effet, la règle ou canon de l’Ecriture était chose « parfaite » et « totalement suffisante à soi seule [2] ». Dès lors, pourquoi était-il besoin de lui adjoindre une quelconque autorité ? Pourquoi fallait-il nécessairement en appeler aussi à l’autorité du sens ecclésial [3] ? La raison en est évidente : les Ecritures recevaient diverses interprétations selon les individus, « si bien qu’il semble qu’on puisse en tirer autant de sens que d’interprètes [4] ». A cette variété des opinions « personnelles », saint Vincent oppose la « commune » intelligence de l’Eglise, l’esprit de l’Eglise catholique : « Que la ligne de l’interprétation des prophètes et des apôtres soit tracée suivant la règle du sens ecclésial et universel [5] ». La Tradition n’était pas, selon saint Vincent, une instance indépendante, ni une source complémentaire de la foi. « La compréhension ecclésiale » ne pouvait en aucun cas ajouter à l’Ecriture. Mais elle était l’unique moyen de découvrir et de certifier le vrai sens de l’Ecriture. Elle en était l’interprète autorisé. En ce sens, la Tradition était co-extensive à l’Ecriture, et on pouvait la définir exactement : « L’Ecriture correctement comprise ». Quant à l’Ecriture, elle était, pour saint Vincent, l’unique et primultime canon de la vérité chrétienne [6].
[1] Duplici modo… primum scilicet dinae legis auctoritate, tum deinde ecclesiae catholicae traditione : « Par deux moyens… d’abord, l’autorité de la loi divine, ensuite, la tradition de l’Eglise catholique ».
[2] Ad omnia satis superque sufficiat : « Complète et plus que suffisante pour toutes choses ».
[3] Ecclesiasticae intelligentiae auctoritas : l’autorité de la façon de comprendre propre à l’Eglise, de l’intelligence ecclésiale des Ecritures.
[4] Ut paene quot homines tot illinc sententiae erui posse videantur.
[5] Ut propheticae et apostolicae interpretationis linea secundum ecclesiastici et catholici sensus normam dirigatur.
[6] Commonitorium 2, voir aussi [28].
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