Les bases de la foi ecclésiologique orthodoxe


Le trait essentiel de l'Orthodoxie est, qu'elle unit ses fidèles dans une fois à laquelle JAMAIS rien n'a été ajouté, dont rien n'a JAMAIS été retranché, dans laquelle JAMAIS rien n'a été modifié, et qui est identiquement et absolument la même, telle qu'elle fut prêchée par les premiers disciples du Christ.

Notre coup d’œil devra donc être une synthèse, -non pas de l’Orthodoxie comme d’une branche quelconque du christianisme,- mais du christianisme lui-même, dont l’expression, selon la compréhension orthodoxe, se trouve être l’Eglise, la Sainte Eglise, non pas seulement comme motif de crédibilité, mais comme objet même de la foi. Ce qui veut dire qu’elle n’est pas du tout une construction déterminée par une question de droit, mais par la simple présence d’un FAIT. Ceci est caractéristique pour la compréhension orthodoxe.

L’Occident ne voit dans la chrétienté orthodoxe que « des églises », conception qui entraîne des erreurs immenses. Nous venons ici pour tâcher de vous faire saisir ce quelque chose que l’esprit occidental n’a pas aperçu, ce point vital qui est l’essence même de l’Eglise Une et Indivisible selon la conception orthodoxe. C’est l’Eglise Une et Entière, sans distinction de races et de nationalités, l’Eglise dans son UNIVERSALITE, que nous allons tâcher ici de rendre accessible à votre compréhension.



LA TRADITION DANS L'EGLISE ANCIENNE 5/9



Saint Athanase et le «But de la Foi»


Au Quatrième siècle, la situation resta inchangée. La polémique avec les ariens fut de nouveau centrée, au moins dans sa phase initiale, sur la question de l’exégèse. Les ariens et leurs partisans avaient rassemblé un impressionnant dossier de textes scripturaires à l’appui de leur position doctrinale. Ils voulaient restreindre la discussion théologique au seul terrain biblique. Il fallait donc, avant toute chose, les affronter sur ce terrain et répondre à leurs prétentions. De plus, leur méthode exégétique, la manière dont ils utilisaient le texte, ressemblait beaucoup à celle des hérétiques des siècles précédents. Ils se servaient d’un choix de citations à l’appui de leurs dires, sans beaucoup se soucier du contexte général de la Révélation. Il était impératif, pour les orthodoxes, d’en appeler à la conscience de l’Eglise, à la «Foi» transmise une fois pour toutes et fidèlement conservée depuis. Tels furent le premier souci et la méthode ordinaire de saint Athanase.

Les ariens citaient divers passages de l’Ecriture pour étayer leur allégation, que le Sauveur était une créature. En réponse, saint Athanase invoquait la «règle de la foi». C’est son argument le plus courant. « Nous qui connaissons le but de la foi (ton skopon tês pisteos), rétablissons le vrai sens (orthèn tèn dianoian) de ce qu’ils ont faussement interprété ». (Contre les Ariens, 3, 35).

Saint Athanase soutenait que l’interprétation « correcte » de tel ou tel passage n’était possible qu’en se plaçant dans la perspective d’ensemble de la foi. « Le texte évangélique qu’ils allèguent maintenant, ils l’expliquent dans un sens arbitraire, comme nous le découvrirons si nous prenons en considération le but de la foi qui est la nôtre, à nous les chrétiens (ton skopon tês kath’hemâs toùs Christianoùs pisteos), et si nous lisons l’Ecriture en faisant de ce but notre règle (ton skopon hosper canoni chresamenoi)» (Ibid., 3, 28).
D'autre part, on doit aussi se montrer très attentif au contexte immédiat et à l'enchaînement dans lequel chaque phrase ou expression particulière est enchâssée, et il faut déterminer avec soin l'intention précise de l'auteur (Ibid., 1, 54).
Dans une lettre à l'évêque Sérapion, relative au Saint Esprit, saint Athanase revient sur cette accusation, que les ariens négligent ou ignorent volontairement «le but de la Divine Ecriture» -mè eidontes ton skopon tês Theias Graphês [27]. Le mot skopos, dans la langue de saint Athanase, désigne à peu près la même chose que le terme d'hypothesis normalement utilisé par saint Irénée : l'idée sous-jacente, le vrai propos, le sens que vise le texte [28]. Par ailleurs ce mot de skopos était un terme courant du vocabulaire exégétique de certaines écoles philosophiques, notamment celles du néo-platonisme. Dans l'effort philosophique de l'époque, l'exégèse jouait un grand rôle, et la question d'un principe herméneutique devait être soulevée. Jamblique, entre autres, avait été explicite sur ce point. Il fallait découvrir le «point principal», le thème fondamental de l'ensemble du traité soumis à l'examen et toujours garder ce thème présent à l'esprit [29].

Saint Athanase peut très bien avoir été familiarisé avec l'usage technique du terme de skopos. Il soutenait qu'il était fallacieux de citer des passages et des textes isolés, en négligeant l'intention générale de la Sainte Ecriture. Il serait évidemment inexact de voir dans le skopos athanasien simplement «le sens général» de l'Ecriture. Le «but» de la foi, ou de l'Ecriture, est précisément leur contenu central de foi, lequel est présenté en condensé dans la «règle de foi», telle qu'elle a été maintenue dans l'Eglise, et transmise de «pères en pères», au lieu que les ariens «n'ont pas de pères» pour garantir leurs opinions [30]. Comme l'a justement observé le cardinal Newman, saint Athanase considérait la «règle de foi» comme un ultime «principe d'interprétation», opposant le «sens ecclésial» (tèn ekklesiastikèn dianoian, C. Arian. 1, 44) aux «opinions personnelles» des hérétiques [31].

A tout instant, saint Athanase, examinant les arguments des ariens, reprend sous forme de résumé les points fondamentaux de la foi chrétienne, avant d'entrer dans la discussion proprement dite des citations de l'Ecriture invoquées par l'adversaire, et cela afin de replacer les textes dans leur juste perspective. Voici comment H.E.W. Turner décrit ce procédé exégétique de saint Athanase [32] :

Contre la technique favorite des ariens, consistant à forcer le sens grammatical d'un texte sans s'occuper ni du contexte immédiat ni, plus largement, du cadre de référence dans lequel il s'insère à l'intérieur de l'enseignement biblique pris comme un tout, saint Athanase insiste sur la nécessité de prendre le sens global de la foi de l'Eglise comme Canon d'interprétation. Les ariens sont aveugles à la portée la plus large de la théologie de la Bible, et c'est pourquoi ils ne parviennent pas à tenir suffisamment compte du contexte dans lequel leurs citations sont prises. Le sens de l'Ecriture doit lui-même être considéré comme Ecriture. Certains ont pensé qu'il s'agissait là d'un abandon virtuel de l'appel aux Ecritures, au profit de l'argument de la Tradition. Il est certain que, dans des mains plus négligentes, il aurait pu conduire à mettre une camisole de force à la Bible, comme avaient tenté de le faire les dogmatismes arien et gnostique. Mais telle n'était sûrement pas l'intention de saint Athanase lui-même. Cet argument représente à ses yeux, un appel à revenir d'une exégèse ivre à une exégèse sobre, d'une myopie grammaticale scrutant fixement la lettre, à une intelligence de l'intention (skopos, charaktèr) de la Bible.

Le Professeur Turner exagère toutefois, semble-t-il, le danger. L'argument reste, en effet, strictement fondé sur l'Ecriture, et saint Athanase admet le principe de la pleine suffisance de l'Ecriture, sacrée et inspirée, pour la défense de la vérité [33]. La seule chose, c'est que l'Ecriture doit être interprétée dans le contexte de la tradition vivante de la foi, sous le contrôle ou la direction de la «règle de foi». Toutefois, cette règle n'était, en aucun cas, une autorité «étrangère» qu'on aurait pu «imposer» de l'extérieur à la Sainte Ecriture. Elle était bien la «prédication des Apôtres» qu'on trouvait, noir sur blanc, dans les livres du Nouveau Testament, mais elle la transmettait, pour ainsi dire, en abrégé.

Saint Athanase écrit à l'évêque Sérapion : «Considérons depuis le tout premier commencement cette tradition, doctrine et foi de l'Eglise catholique que le Seigneur a donnée (édoken), que les Apôtres ont prêchée (ekéruxan), et que les Pères ont gardée (ephulaxan). C'est sur elle que l'Eglise est fondée [34]». Ce passage caractérise au mieux la méthode de saint Athanase. Les trois termes de la phrase répondent à la même réalité : paradosis [tradition] venue du Christ Lui-même, didaskalia [enseignement] prodiguée par les Apôtres, et pistis [foi] reçue par l'Eglise catholique. Et tel est le fondement (themélion) de l'Eglise -un seul et unique fondement [35]. L'Ecriture même paraît faire partie de cette «Tradition» qui l'englobe et la dépasse, et qui vient, telle quelle, du Seigneur.

Dans la conclusion de sa première épître à Sérapion, saint Athanase revient une fois encore sur ce sujet. «En accord avec la foi apostolique que les Pères nous ont transmise par tradition, j'ai reproduit la tradition, sans rien inventer d'étranger à elle. Ce que j'ai appris, je l'ai inscrit (enecharaxa), en conformité avec les Saintes Ecritures [36]». Une fois même, saint Athanase parle de l'Ecriture en l'appelant une paradosis [tradition] apostolique [37]. Il est caractéristique que, dans toute la dispute avec les ariens, ne se trouve pas une seule référence à de quelconques «traditions» au pluriel. Le seul terme employé est toujours «Tradition», au singulier : il s'agit, bien sûr, de la Tradition, la Tradition apostolique, embrassant le contenu total et intégral de la «prédication» apostolique, et résumée dans la «règle de foi». L'unité et la solidarité de cette Tradition formaient le principe et le point crucial de toute l'argumentation orthodoxe.






[27] Ad. Serap., 2, 7. Cf. Ad episc. Eg., 4 : Tà legomena monon skopôn, kai mè tèn dianoian theorôn, «prêtant attention aux seules expressions, et non à la pensée» du texte.

[28] Voir Guido Müller, Lexicon Athanasianum, s. v. : Id quod quis docendo, scribendo, credendo intendit.

[29] Voir Karl Prächter, «Richtungen und Schulen im Neuplatonismus», Genethliakon - Carl Roberts zum 8. März 1910, Berlin 1910. Prächter traduit skopos par Zeitpunkt ou Grundthema (p. 128 sqq). Il qualifie la méthode de Jamblique de universalistische Exegese (p. 138). Proclus, dans son Commentaire du Timée, oppose Porphyre à Jamblique : le premier interprétait les textes d'une manière plus ponctuelle (merikoteron), tandis que le second le faisait epoptikoteron, c'est-à-dire en prenant une vue compréhensive ou synthétique : In Tim., I, p. 204, 24 sqq, cité par Prächter, p. 136.

[30] Saint Athanase, De Decr., 27.

[31] Select Treatises of St Athanasius, freely translated by J.H. Cardinal Newman, vol. 2, eighth impression 1900, p. 250-252.

[32] H.E.W. Turner, The Pattern of Christian Truth, London 1954, p. 193-194.

[33] Contra Gentes, 1.

[34] Ad Serap., 1, 28.

[35] C.R.B. Shapland a suggéré avec justesse que le themélion dont parle ce texte était, pour saint Athanase, précisément, le triple Nom, tel qu'il est invoqué au cours du saint Baptême. En effet, saint Athanase cite un peu plus loin, dans le même paragraphe de sa lettre, la recommandation faite à ce sujet par le Seigneur, en l'introduisant de la sorte : le Seigneur «leur ordonna [aux Apôtres] de poser ce fondement pour l'Eglise, en disant... Les Apôtres partirent, et enseignèrent ainsi». The Letters of Saint Athanasius concerning the Holy Spirit, translated with Introduction and Notes by C.R.B. Shapland, London 1951, p. 152, n.2 (sur p. 134).

[36] Ibid., 33.

[37]. Ad Adelph., 6.




LA TRADITION DANS L'EGLISE ANCIENNE 4/9


La « Regula Fidei »



Dans l’Eglise Primitive, la Tradition était avant tout un principe et une méthode d’interprétation. On ne pouvait peser et comprendre l’Ecriture de manière pleine et correcte que dans la lumière et le contexte de la tradition apostolique vivante, qui était un facteur à part entière de l’existence chrétienne. Il en allait ainsi, non que la Tradition pût ajouter quoi que ce fût à ce qui avait été révélé dans l’Ecriture, mais parce que cette Tradition fournissait le contexte vivant, la perspective intégrale, dans lesquels seulement la véritable « intention » et le projet global de la Sainte Ecriture, de la Révélation Divine elle-même, se laissait percevoir et saisir.

La vérité était, pour saint Irénée, un «système aux bases solides», un corpus [22], une «harmonie mélodieuse [23]». Toutefois cette harmonie même exigeait, pour être saisie, la vision de la foi. De fait, la tradition ne se réduisait pas à la transmission de doctrines reçues en héritage, d’une manière «judaïque», mais elle était vie continue dans la vérité [24]. Elle représentait, non un noyau fixe ou un complexe de propositions contraignantes, mais la vision profonde du sens et des conséquences des événements de la révélation, de la manifestation du «Dieu qui agit». Et ce point fut déterminant dans le domaine de l’exégèse biblique. G.L. Prestige l’a bien exprimé : « La voix de la Bible ne pouvait être clairement entendue que si l’on interprétait son texte d’une manière globale et sensée, en accord avec le credo apostolique et les données de la réalité historique de la chrétienté. C’étaient les hérétiques qui s’appuyaient sur des textes isolés, et les catholiques qui se montraient plus attentifs, en définitive, aux principes de l’Ecriture [25] ».



Résumant sa consciencieuse analyse du recours à la Tradition dans l’Eglise des premiers temps, le Docteur Ellen Flesseman-van-Leer écrit : « L’Ecriture sans interprétation n’est en aucune façon Ecriture ; c’est toujours comme Ecriture interprété qu’elle se trouve mise en œuvre et qu’elle devient vivante ». Cependant, l’Ecriture doit être interprétée «selon son propre projet de base», que fait connaître la regula fidei. Ainsi, cette regula devient, pour ainsi dire, la pierre de touche de l’exégèse. «La véritable interprétation de l’Ecriture réside dans la prédication de l’Eglise, dans la tradition [26] ».





[22] Veritatis corpus, Ibid., 2, 27, 1.

[23] Ibid., 2, 38, 3.

[24] Cf. Dom Odo Casel, O.S.B., «Benedict von Nursia als Pneumatiker», Heilige Überlieferung, Münster 1938, p. 100-101: Die heilige Überlieferung ist daher in der Kirche von Anfang an nicht bloss ein Weitergeben von Doktrinen nach spätjudischen (nachchristlicher) Art gewesen, sondern ein lebendiges Weiterblühen des göttlichen Lebens. Dans une note, Dom Casel renvoie le lecteur à John Adam Mölher.

[25] G.L. Prestige, Fathers and Heretics, London 1940, p. 43.

[26] Flesseman, op.cit., p.92-96. Sur saint Irénée, voir ibid., 100-144 ; van den Eynde, op. cit., 159-187 ; B. Reynders, «Paradosis, le progrès de l’idée de tradition jusqu’à saint Irénée », Recherches de théologie ancienne et médiévale, 5, 1993, p. 155-191 ; «La polémique de Saint Irénée », ibid., 7, 1935, p. 5-27 ; Henri Holstein, «La Tradition des Apôtres chez saint Irénée», Recherches de Science religieuse, 36, 1949, p. 229-270 ; La Tradition dans l'Eglise, Paris 1960 ; André Benoît, «Ecriture et Tradition chez Saint Irénée», Revue d'histoire et de philosophie religieuse, 40, 1960, 32-43 ; Saint Irénée, Introduction à l'étude de sa théologie, Paris 1960.


LA TRADITION DANS L'EGLISE ANCIENNE 3/9


Saint Irénée et le « canon de la vérité ».


Saint Irénée, dénonçant le mauvais usage que les gnostiques faisaient des Ecritures, se sert d’une comparaison pittoresque. Imaginons un artiste talentueux qui aurait représenté, dans une mosaïque faite de mille joyaux de prix, le splendide portrait d’un roi. Un autre homme arrive, défait toutes les pièces de l’ouvrage et en recomposent l’image d’un chien et d’un renard. Puis il prétend que son travail est l’œuvre original, sortie des mains du premier maître, sous prétexte que les joyaux utilisés sont authentiques. En réalité, cependant, la figure d’origine a bel et bien péri [11]. Or tel est précisément le traitement que les hérétiques infligent à l’Ecriture. Ils négligent et défont « l’ordre et la connexion » de la Sainte Ecriture, ils « démembrent la Vérité »[12]. Mots, images et expressions sont certes d’origine, mais le propos général, l’argument, est arbitraire et mensonger [13].


Saint Irénée suggère encore une autre analogie. De son temps circulaient des centons homériques, textes composés de vers d’Homère authentique, mais pris hors de leur contexte et réarrangés de façon à leur faire signifier tout ce qu’on voulait. Pris individuellement, chaque vers était vraiment d’Homère, mais la nouvelle histoire qui résultait de leur réassemblage, n’avait rien d’homérique. Elle pouvait néanmoins abuser l’oreille en faisant sonner les accents familiers de la langue homérique [14]. Il vaut de noter que Tertullien fait aussi allusion à ces étranges centones, composés de vers de Virgile ou Homère [15]. Cette référence était, semble-t-il, un argument courant de la littérature polémique de cette époque.

Le sens du propos d’Irénée apparaît dès lors clairement. L’Ecriture avait son schéma directeur, sa structure interne, son harmonie. Les hérétiques ne tenaient aucun compte de ce plan d’organisation ou, pour mieux dire, y substituaient le leur. Autrement dit, ils réorganisaient le témoignage scripturaire pour l’accommoder à un propos en lui-même radicalement étranger à l’Ecriture. Or, soutenait saint Irénée, ceux qui avaient gardé intact le « canon de la vérité » qu’ils avaient reçu avec leur baptême, ceux-là n’auraient aucun mal à « remettre chaque expression dans sa place propre [16] ». Alors ils seraient à même de contempler la vraie image. L’expression même dont se sert saint Irénée est ici singulière : Prosarmoas tôi tês aletheias somatioi, (« En l’accommodant au corps de la vérité ») –que la vieille traduction latine rend gauchement par corpusculum veritatis, « le petit corps de la vérité ». Toutefois la pensée est claire. Le terme de somation n’a pas nécessairement un sens diminutif : il signifie simplement un « corps global ». Dans la formule de saint Irénée, ce mot évoque le corpus de la vérité, le contexte exact, le projet initial, la « véridique image », la disposition originelle des pierres précieuse aussi bien que des versets [17].

Ainsi, pour saint Irénée, la lecture de l’Ecriture doit être guidée par la « règle » de la foi, à laquelle sont initiés -et que s’engagent à garder- les croyants lors de leur profession de foi baptismale : c’est cette règle et elle seule qui permet d’apprécier et d’identifier le message fondamental, la « vérité » de l’Ecriture. La formule favorite de saint Irénée était : « la règle de vérité », canon tês aletheias, regula veritatis. Or, cette « règle » n’était à son tour rien d’autre que le témoignage et l’enseignement des Apôtres, leur kérugma, leur praedicatio (ou praeconium), lequel avait été « déposé » dans l’Eglise et confié à ses soins par les Apôtres, et que depuis ce temps, avait fidèlement gardé et transmis, avec une parfaite unanimité dans tout l’univers, la lignée des pasteurs autorisés de l’Eglise : « Ceux qui, avec la succession épiscopale, ont reçu le charisme indéfectible de la vérité [18] ». Quelle que puisse être l’intention exacte et précise de cette phrase très riche [19], il ne fait aucun doute que, dans l’esprit de saint Irénée, cette conservation et cette transmission du dépôt de la foi résultaient de l’action conductrice et de la présence du Saint Esprit habitant l’Eglise. La conception de l’Eglise est, chez saint Irénée, toute entière à la fois charismatique et institutionnelle. Et la « Tradition », selon son point de vue, est un depositum juvenescens, un dépôt toujours rajeunissant, une tradition vivante, confiée à l’Eglise comme un nouveau souffle de vie, exactement comme le souffle fut attribué au premier homme [20]. Les évêques et les «presbytres» étaient, dans l’Eglise, les gardiens accrédités et les ministres de cette vérité déposée une fois pour toutes. « Là, donc, où les charismes (charismata) du Seigneur ont été déposés (posita sunt), il est à propos de s’informer de la vérité, je veux dire, auprès de ceux qui ont la succession ecclésiale venue des Apôtres (apud quos est ea quae est ab apostolis ecclesiae successio), et qui montrent une conduite sainte et sans reproche et parlent un langage pur et sans mélange de fausseté. Car eux aussi préservent cette foi qui est la nôtre en un Dieu créateur de toutes choses, augmentent l’amour que nous portons au Fils de Dieu, qui a, pour nous, accompli une économie si merveilleuse et, enfin, ils nous expliquent les Ecritures sans danger, sans blasphème contre Dieu, ni préjudice à l’égard des patriarches, ni mépris pour les prophètes ». [21]






[11] Lusas tèn hupokeimenen toû anthropou idéan : « Ayant détruit la figure humaine qui existait primitivement ».

[12] Luontes ta méle tês aletheias.

[13] Rémata, léxeis, parabolai d’un côté, hypothesis de l’autre. Tout ce passage dans Contre les Hérésies, 1, 8, 1.

[14] Ibid., 1, 9, 4.

[15] De praescriptione, 39.

[16] Têi idiai taxei.

[17] Cf. F. Kattenbush, Das Apostolische Symbol, Bd II, Leipzig 1900, p.30 sqq, ainsi que sa note dans la Zeitschrift f. neutest. Theologie, 10, 1909, p. 331-332.

[18] Qui cum episcopatus successione charisma veritatis certum acceperunt.Saint Irénée, Ibid., 4, 26, 2.

[19] D’aucun ont soutenu que les mots charisma veritatis ne signifient, en fait, rien d’autre que la doctrine Apostolique et la vérité de la Révélation divine ; de sorte que saint Irénée ne suppose aucun don ministériel spécial propre aux évêques. Voir Karl Müller, «Kleine Beiträge zur alten Kirchengeschichte, 3. Das Charisma veritatis und des Episcopat bei Irenaeus», Zeitschrift f. neut. Wissenschaft, Bd 23, 1924, p. 216-222; cf. van den Eynde, op. cit., p. 183-187 ; Y. M.-J. Congar, o.p., La Tradition et les traditions, Etude historique, Paris 1960, p. 97-98 ; Hans Freiherr von Campenhausen, Kirchliches Amt und geistliche Vollmacht in den ersten drei Jahrhunderten, Tübingen 1953, p. 185 sqq ; et aussi -avec un accent spécial mis sur le caractère de la «succession»- Einar Molland, «Irenaeus of Lugdunum and the Apostolic Succession», Journal of Ecclesiastical History, 1.1, 1950, p. 12-28 et «Le développement de l'idée de succession apostolique», Revue d'histoire et de philosophie religieuses, 34.1, 1954, p. 1-29. Voir, pour l'opinion inverse, les remarques critiques de Arnold Ehrhardt, The Apostolic Succession in the first two centuries of the Church, London 1953, p. 207-231, surtout p. 213-214.

[20] Quemadmodum aspiratio plasmationis, Ibid., 3, 24, 1.

[21] Ibid., 4, 26, 5.

 
 

LA TRADITION DANS L'EGLISE ANCIENNE 2/9



La question de l’interprétation dans l’Eglise ancienne.


Sur ce point, saint Vincent était en plein accord avec la tradition établie. Comme l’avait magnifiquement dit saint Hilaire de Poitiers : « Les Ecritures ne sont pas le texte qui se lit, mais le sens qui se comprend [7] ». La question de la bonne exégèse restait un enjeu brûlant au Quatrième siècle, dans le débat de l’Eglise avec les ariens, tout comme elle l’avait déjà été au Second siècle, au cours de la lutte contre les gnostiques, les sabelliens et les montanistes. Tous les partis en présence avaient recours à l’Ecritures. Les hérétiques, comme les gnostiques et les manichéens, citaient volontiers des textes et passages scripturaires et ils invoquaient l’autorité de la Sainte Ecriture. En outre, l’exégèse était, à cette époque, la principale, sinon la seule, méthode de la théologie ; l’autorité de l’Ecriture régnait souverainement. Les orthodoxes se devaient donc de soulever la question cruciale de l’interprétation :



Quel en était le principe de base ?

Il faut savoir qu’au Second siècle, le terme d’Ecritures se référait principalement à l’Ancien Testament et que, par ailleurs, l’autorité de ces Ecritures était violemment attaquée, et concrètement rejetée, par la doctrine de Marcion. L’unité de la Bible, voilà ce qu’il fallait défendre et démontrer. Quel était donc le principe et la garantie de la compréhension chrétienne et christologique de ce qu’on appelait la « Prophétie », autrement dit de l’Ancien Testament ? Tel est le contexte historique dans lequel, pour la première fois, on invoqua la Tradition.

On déclara que l’Ecriture appartenait à l’Eglise et que ce n’était qu’à l’intérieur de l’Eglise, dans la communauté de la foi droite, que l’Ecriture pouvait être adéquatement comprise et justement interprétée. Les hérétiques, c’est-à-dire ceux qui se trouvaient hors de l’Eglise n’avaient pas la clé du sens de l’Ecriture. Il ne suffisait pas de lire et de citer des paroles extraites de l’Ecriture, il fallait encore faire clairement connaître la vraie signification, le vrai propos de l’Ecriture prise dans son ensemble comme un tout indissociable. On devait en quelque sorte saisir d’avance le plan général de la révélation biblique, le grand dessein de la Providence rédemptrice de Dieu, ce qui n’était possible qu’aux yeux de la foi.
C’est la foi qui rendait capable de discerner le témoignage sur le Christ (Christuszeugniss) dans l’Ancien Testament. C’est la foi qui faisait connaître adéquatement l’unité des quatre Evangiles. Mais cette foi n’était pas la conviction arbitraire et subjective des individus, c’était la foi de l’Eglise, enracinée dans le message apostolique, dans le kérygme, qui lui conférait son authenticité. Ce qui manquait aux personnes extérieures à l’Eglise, c’était précisément ce message premier, fondamental et déterminant, vrai cœur de l’Evangile. Pour ces gens du dehors, l’Ecriture était lettre morte ; ou tout au plus un ensemble de textes et d’histoires sans lien entre eux, qu’ils s’efforçaient d’ordonner ou de ré-ordonner selon leurs propres schémas, tirés de sources étrangères. Ils avaient une autre foi. Tel est le principal argument utilisé par Tertullien dans son traité enflammé "Sur la Prescription des hérétiques".
Il ne voulait pas discuter sur les Ecritures avec les hérétiques : ils n’avaient pas le droit d’en faire usage, car les Ecritures ne leur appartenaient pas. Elles étaient le bien de l’Eglise. Tertullien insistait fortement sur la priorité donnée à la « règle de foi », regula fidei. Elle était la seule clef pour comprendre l’Ecriture. Et cette « règle » était apostolique, enracinée dans, et découlant de l’enseignement des Apôtres.


C.H. Turner a bien caractérisé le sens et les intentions de ce recours ou de cette référence à la « règle de foi » dans l’Eglise primitive. « Lorsque les chrétiens parlaient de la "règle de foi" en l’appelant "apostolique", ils ne voulaient pas dire que les Apôtres l’avaient découverte et formulée… Ce qu’ils entendaient par là, c’est que la profession de foi que chaque catéchumène récitait avant son baptême contenait en résumé la foi que les Apôtres avaient enseignée et confiée à leurs disciples pour l’enseigner à leur suite ». Cette confession était la même partout, bien qu’elle fût susceptible, dans son expression, de variations locales. Elle était toujours en étroite liaison avec la formule du baptême [8]. Hors de cette «règle», l’Ecriture ne pouvait être que mal interprétée. Ecriture et Tradition, pour Tertullien, étaient indissolublement imbriquées. « C’est à l’endroit où se révèlent la vraie doctrine et la vraie foi chrétienne, qu’on trouvera aussi vérité des Ecritures, des interprétations et de toutes les traditions des chrétiens » [9]. La Tradition de la foi apostolique constituait le guide indispensable à l’intelligence de l’Ecriture et l’ultime garantie de l’interprétation juste. L’Eglise, loin d’être une autorité extérieure, qui aurait eu à juger de l’Ecriture, était plutôt le dépositaire et le gardien de la Vérité Divine, contenue et conservée dans la Sainte Ecriture [10].









[7] Scripturae enim non in legendo sunt, sed in intelligendo, phrase tirée de l’Ad Constantium Aug., lib. II, cap. 9, ML X, 570 ; reprise par saint Jérôme, Dial. c. Lucifer., cap. 28, ML XXIII, 190-191.

[8] C.H. Turner, « Apostolic Succession », Essays on the Early History of the Church and the Ministry, edited by H.B. Swete, London 1918, p.101-102. Voir aussi Yves M.J. Congar, o.p., La Tradition et les traditions, II. Essai Théologique, Paris 1963, p. 21 sqq.

[9] Ubi enim apparuerit esse veritatem disciplinae et fidei christianae, illic erit veritas scipturarum et expositionum et omnium traditionum christianarum, texte cité, 19,3.

[10] Cf. E. Flesseman-van-Leer, Tradition and Scripture in the Early Church, Assen 1954, p.145-185 ; Damien van den Eynde, Les Normes de l’Enseignement chrétien dans la littérature patristique des trois premiers siècles, Gembloux-Paris 1933, p. 197-212 ; J.K. Stirniman, Die Praescriptio Tertullians im Lichte des römischen Rechts und der Theologie, Freiburg 1949 ; ainsi que l’instruction et les notes de R.F. Refoulé, o.p., dans l’édition «Sources Chrétiennes» du De praescriptione, tome 46 de cette collection, Paris 1957.





LA TRADITION DANS L'EGLISE ANCIENNE 1/9









LA TRADITION DANS L’EGLISE ANCIENNE

     R.P. Georges Florovsky


Je ne saurais assurément croire à l'Ecriture, si l'autorité de l'Eglise catholique ne m'y incitait.



Augustin d'Hippone, Contre la Lettre de Mani, 1,1.



saint Vincent de Lérins et la Tradition

La célèbre phrase de saint Vincent de Lérins caractérise l’attitude de l’Eglise ancienne en matière de foi :  « Gardons ce qui a toujours et partout été cru de tous ». Tel était à la fois le critère et la norme. Le point essentiel qu’on soulignait par là, c’était la permanence de l’enseignement chrétien. Saint Vincent en appelait ici à la double œcuménicité de la foi chrétienne –dans le temps et dans l’espace. De fait, c’est bien cette grande vision qui avait, en son temps, inspiré un saint Irénée : l’Eglise Une, répandue et dispersée dans tout l’univers, et néanmoins parlant d’une seule voix et tenant partout la même foi, telle que l’ont transmise les bienheureux Apôtres et que l’ont préservée les témoins successifs : « Elle qui vient des Apôtres, qui est gardée par la succession des prêtres dans les Eglises ». Ces deux aspects de la foi, ou plutôt, ces deux dimensions, étaient absolument inséparables. Universalité, antiquité, tout comme l’idée de consensus, allaient ensemble. Aucun de ces critères non plus ne suffisait à lui seul. L’antiquité comme telle ne garantissait pas la vérité, à moins qu’on pût prouver de manière conclusive l’existence d’un large consensus des anciens. Réciproquement, l’accord unanime ne faisait preuve que si l’on pouvait montrer qu’il se rattachait, sans interruption, aux origines apostoliques. Or, suggérait saint Vincent, la vraie foi se faisait connaître d’une double manière : par l’Ecriture et par la Tradition [1]. Cela n’implique cependant pas qu’il y ait eu deux sources de la doctrine chrétienne. En effet, la règle ou canon de l’Ecriture était chose « parfaite » et « totalement suffisante à soi seule [2] ». Dès lors, pourquoi était-il besoin de lui adjoindre une quelconque autorité ? Pourquoi fallait-il nécessairement en appeler aussi à l’autorité du sens ecclésial [3] ? La raison en est évidente : les Ecritures recevaient diverses interprétations selon les individus, « si bien qu’il semble qu’on puisse en tirer autant de sens que d’interprètes [4] ». A cette variété des opinions « personnelles », saint Vincent oppose la « commune » intelligence de l’Eglise, l’esprit de l’Eglise catholique : « Que la ligne de l’interprétation des prophètes et des apôtres soit tracée suivant la règle du sens ecclésial et universel [5] ». La Tradition n’était pas, selon saint Vincent, une instance indépendante, ni une source complémentaire de la foi. « La compréhension ecclésiale » ne pouvait en aucun cas ajouter à l’Ecriture. Mais elle était l’unique moyen de découvrir et de certifier le vrai sens de l’Ecriture. Elle en était l’interprète autorisé. En ce sens, la Tradition était co-extensive à l’Ecriture, et on pouvait la définir exactement : « L’Ecriture correctement comprise ». Quant à l’Ecriture, elle était, pour saint Vincent, l’unique et primultime canon de la vérité chrétienne [6].





[1] Duplici modoprimum scilicet dinae legis auctoritate, tum deinde ecclesiae catholicae traditione : « Par deux moyens… d’abord, l’autorité de la loi divine, ensuite, la tradition de l’Eglise catholique ».

[2] Ad omnia satis superque sufficiat : « Complète et plus que suffisante pour toutes choses ».

[3] Ecclesiasticae intelligentiae auctoritas : l’autorité de la façon de comprendre propre à l’Eglise, de l’intelligence ecclésiale des Ecritures.

[4] Ut paene quot homines tot illinc sententiae erui posse videantur.

[5] Ut propheticae et apostolicae interpretationis linea secundum ecclesiastici et catholici sensus normam dirigatur.

[6] Commonitorium 2, voir aussi [28].