Les bases de la foi ecclésiologique orthodoxe


Le trait essentiel de l'Orthodoxie est, qu'elle unit ses fidèles dans une fois à laquelle JAMAIS rien n'a été ajouté, dont rien n'a JAMAIS été retranché, dans laquelle JAMAIS rien n'a été modifié, et qui est identiquement et absolument la même, telle qu'elle fut prêchée par les premiers disciples du Christ.

Notre coup d’œil devra donc être une synthèse, -non pas de l’Orthodoxie comme d’une branche quelconque du christianisme,- mais du christianisme lui-même, dont l’expression, selon la compréhension orthodoxe, se trouve être l’Eglise, la Sainte Eglise, non pas seulement comme motif de crédibilité, mais comme objet même de la foi. Ce qui veut dire qu’elle n’est pas du tout une construction déterminée par une question de droit, mais par la simple présence d’un FAIT. Ceci est caractéristique pour la compréhension orthodoxe.

L’Occident ne voit dans la chrétienté orthodoxe que « des églises », conception qui entraîne des erreurs immenses. Nous venons ici pour tâcher de vous faire saisir ce quelque chose que l’esprit occidental n’a pas aperçu, ce point vital qui est l’essence même de l’Eglise Une et Indivisible selon la conception orthodoxe. C’est l’Eglise Une et Entière, sans distinction de races et de nationalités, l’Eglise dans son UNIVERSALITE, que nous allons tâcher ici de rendre accessible à votre compréhension.



L’Ecclésiologie de st Ignace d'Antioche, par père Romanides





     L’Ecclésiologie de st Ignace d'Antioche






La clef de l'ecclésiologie de saint Ignace tient manifestement dans ses présupposés sur le salut. Comme nous allons le voir, l'Eglise comme Corps du Christ existe, selon saint Ignace, dans le but unique du salut en Christ. Aussi il serait incompréhensible de parler de son ecclésiologie sans étudier d'abord, au moins dans ses grandes lignes, sa doctrine du salut.
Cependant, dans les écrits de saint Ignace que nous pssédons, on ne trouve aucun exposé systématique de cette sotériologie. Circonstance bien naturelle, puisqu'il s'adresse à des chrétiens baptisés, et qu'il leur écrit avant tout sur l'ordre et l'unité interne de l'Eglise, contre des hérétiques bien précis, et, en second lieu, sur l'approche de son propre martyre.


Quoi qu'il en soit, pour faire saisir le fondement sotériologique de la doctrine de saint Ignace sur la manifestation visible de l'Eglise, nous traiterons ci-après les points suivants :



1) le salut (qui nous sauve de la corruption) et l'éthique.

2) l'appropriation du salut en Christ et la conception mystérielle (ou sacrementelle) de l'Eglise.

3) l'Eglise et l'Eucharistie.

4) l'Eglise et la Communauté.

5) le clergé.

6) observation annexes sur l'origine et la base de l'épiscopat.

7) le fondement de l'égalité des évêques.

8) conclusion.







1) Le salut (délivrant de la corruption) et l’éthique.



Saint Ignace écrit ceci : "la virginité de Marie et son enfantement, ainsi que la mort du Seigneur, ont capturé (elaben) le prince de ce monde : trois mystères retentissants, opérés dans le silence de Dieu… De là ce bouleversement universel, parce qu’Il méditait l’abolition de la mort " (Aux Eph. 19). L’abolition de la mort n’est rien d’autre que cette capture de Satan, et elle fut réalisée par ces trois mystères.


Satan, ici, a un lien étroit avec la mort. C’est par le moyen de la mort et de la corruption que le diable règne sur l’humanité devenue captive (Héb. 2,14-15). "L’aiguillon de la mort c’est le péché " (1 Cor. 15,56). "Le péché a régné dans la mort " (Rom. 5,21). A cause de la tyrannie de la mort, l’homme est incapable de vivre l’amour désintéressé, sa prédestination première. Désormais, il trouve en lui, fortement enraciné dès la naissance, l’instinct d’autoconservation. Vivant constamment dans la peur de la mort, il cherche sans cesse la sécurité physique et psychologique, ce qui l’incline à l’individualisme et à l’utilitarisme. Le péché est l’échec de l’homme, son incapacité à connaître, selon sa destinée première, une vie d’amour désintéressé. Cet amour ne cherche pas son bien propre, et c’est la maladie de la mort qui a enraciné en l’homme l’impossibilité de la vivre. Puisque la mort, entre les mains de Satan, est la cause du péché, le royaume du diable et le péché sont détruit par "l’abolition de la mort " (Aux Eph. 19).


Pour saint Ignace, la mort et la corruption sont une condition anormale que Dieu a réussi à détruire par l’incarnation de Son Fils. La cosmologie de saint Ignace n’est ni monophysite, ni monothélite. A côté de la volonté de Dieu et à côté du Bien, existent maintenant et le royaume temporaire de Satan, qui règne par la mort et la corruption, et l’homme, opprimé par le diable, mais en même temps aidé par Dieu. L’homme est libre, au moins dans sa volonté, de choisir l’un ou l’autre. Le monde et Dieu portent chacun son caractère propre : le monde porte la mort, et Dieu la vie (Aux Magn. 5). Cependant, le monde matériel n’est ni mauvais, ni le produit de la chute. Il se trouve actuellement soumis au pouvoir de la corruption (Rom. 8:20-22), mais, en Christ, sa purification a déjà commencé. Notre Seigneur est "né et été baptisé afin de purifier l’eau par sa passion" (Aux Eph. 18).
La vie et l’immortalité n’appartiennent pas en propre à l’homme, mais à Dieu : " Car s’il nous récompensait selon nos œuvres, nous cesserions aussitôt d’exister " (Aux Magn. 10). Dieu Lui-même s’est manifesté dans la chair "pour le renouveau de la vie éternelle " (aux Eph. 19). Le Christ est la source de la vie (Aux Eph. 3 ; aux Magn. 1 ; aux Smyr. 4) et "il insuffle à l’Eglise l’immortalité " (Aux Eph. 17), lui "sans qui nous ne possédons pas la vraie vie " (Aux Tral. 9).


Dans les épîtres de saint Ignace, l’idée d’une immortalité naturelle, attribut propre de l’âme humaine, est complètement absente. Tous, avant comme après le Christ, ont dans Sa mort et Sa résurrection la source de vie. Le Christ a ressuscité les prophètes (Aux Magn. 9) qui "ont été sauvés par leur union à Jésus Christ " (Aux Phila. 5). Il est "le Grand Prêtre… à qui le Saints des Saints a été confié… Il est la porte du Père par laquelle sont entrés Abraham, Isaac et Jacob, et aussi les Prophètes, les Apôtres et l’Eglise "(Aux Phila. 9). Car pour les athlètes de Dieu "le prix de la victoire est l’incorruptibilité et la vie éternelle " (A Pol. 2). "L’Evangile est l’ornement de l’incorruptibilité " (Aux Phila. 9).


L’Eglise a maintenant la paix par le Chair, le Sang et la passion de Jésus Christ (Aux Tral., suscription). La mort du Christ a "capturé " le diable (Aux Eph. 19) et ainsi fait jaillir la vie renouvelée (Aux Magn. 9), de sorte "qu’en croyant à sa mort, vous puissiez échapper à la mort " (Aux Tral. 2). "La passion du Christ… est notre résurrection " (Aux Smyr. 5). Ceux qui ignorent la mort et la résurrection du Christ dans la chair "ont été reniés par Lui, parce qu’ils se sont faits les avocats de la mort plutôt que de la vérité " (Aux Smyr. 5). Celui qui ne Le confesse pas comme "porteur de la chair, l’a en fait déjà renié, étant soi-même un porteur de la mort " (Ibid.) "…s’ils ne croient pas au Sang du Christ, ils n’échapperont pas au jugement " (Ibid. 6). "Ceux, donc, qui parlent contre le don de Dieu trouvent la mort dans leurs contestations " (Ibid. 7).

Saint Ignace insiste nettement et continuellement sur l’absolue nécessité de la foi dans les faits réels et historiques de l’Incarnation de Dieu en la Vierge, de la mort et de la résurrection du Dieu-Homme dans la chair (Aux Tral. 2,9,10 ; Phila. 8,9 ; Smyr. 1,2,3,4,7). "Je désire vous mettre en garde contre l’hameçon des vaines doctrines, et confirmer votre foi dans la naissance (du Sauveur), dans sa passion et dans sa résurrection qui ont lieu sous le gouvernement de Ponce-Pilate " (Magn. 11). La foi dans la chair et dans l’esprit (Smyr. 3) du Christ est la base même de tout l’édifice du Nouveau Testament et de l’éthique chrétienne primitive. La vie d’amour désintéressé et la lutte victorieuse contre les puissances de la mort et du diable sont impossibles sans communion avec la chair vivifiante et ressuscitée du Seigneur.


"Apprenez à connaître ces hommes qui professent l’erreur à propos de la grâce de Jésus-Christ venue sur nous : combien leur conduite est opposée à la volonté de Dieu. Ils n’ont aucun souci de la charité… " (Smyr.6). Saint Ignace vise très probablement ici des hérétiques partisans de doctrines dualistes, qui ignoraient la vraie nature de la création matérielle, et par suite la signification réelle de la mort et de la corruption. On peut supposer que saint Ignace exagère ici l’insuffisance morale qu’il leur attribue. Hypothèse d’autant plus tentante, que l’on découvre que certains des hérétiques attaqués par Ignace admiraient et respectaient les orthodoxes, phénomène qui s’observe encore de nos jours : "Qu’ai-je affaire de louanges de celui qui blasphème mon Seigneur, en niant qu’il ait pris chair ? " (Smyr.5).

Un tel jugement de valeur, toutefois, sur une éventuelle exagération de saint Ignace, implique l’usage de critères éthiques radicalement étrangers au fondement même de sa pensée. Il est impossible d’apprécier à sa juste valeur son critère éthique si l’on part des théories de la loi morale naturelle, qui considèrent la quête de l’homme pour la sécurité et le bonheur comme quelque chose de normal. Or, à l’évidence, saint Ignace fonde la possibilité d’une éthique chrétienne uniquement sur la chair ressuscitée du Christ, et non sur les principes utilitaires et naturels du bonheur. Cette relation de l’éthique chrétienne à la mort et à la résurrection corporelles du Christ doit être bien comprise, si l’on veut saisir exactement les présupposés de l’ecclésiologie ignacienne.

Satan, comme parasite, gouverne la création et l’homme par la mort (Rom. 8,20-22 ; Héb. 2,14). Les enfants de Dieu "par la peur de la mort étaient toute leur vie retenus dans la servitude" (Héb. 2,15). C’est parce que le règne de Satan tenait tout entier dans la réalité physique et matérielle de la mort et de la corruption, que la destruction de Satan n’était possible que par une résurrection réelle de la chair –et non par la fuite de l’âme hors de la création vers une autre réalité de notre invention.


Ayant, habitant en eux, la Chair vivifiante du Christ, les fidèles sont délivrés de l’esclavage du diable ; et par la prière, le jeûne et l’amour désintéressé concrètement réalisé, ils obtiennent, dans la grâce de Dieu, en Christ et par le Saint-Esprit, la capacité de vaincre les conséquences de la mort, c’est-à-dire le péché. "… Les croyants portent, amoureusement, l’effigie de Dieu le Père, par Jésus Christ : et si nous ne sommes pas librement décidés, en Jésus Christ, à mourir de Sa passion, Sa vie n’est pas en nous. " (Magn. 5).

La réalité ontologique et la signification éthique de l’Incarnation sont tout aussi nécessairement unies et inséparables, que la mort et la résurrection du Christ. Nier l’un des deux termes, c’est ici comme là, rejeter aussi le second. Si le pouvoir concret et ontologique de "celui qui avait le pouvoir de la mort, c’est-à-dire le diable " (Héb. 2,14) n’a pas été détruit par la mort et la résurrection du Christ, alors le péché règne encore. "Si le Christ n’est pas ressuscité… vous êtes encore dans vos péchés" (1 Cor. 15,17). Dès lors, la lutte des chrétiens contre le péché et pour le salut, par amour désintéressé, perd toute signification et toute utilité. "Mangeons et buvons, car demain nous mourrons " (Ibid. 15,32).

Outre ces implications éthiques, si le Christ n’était pas ressuscité, il n’y aurait aucune espérance de vie après la mort. "Alors aussi ceux qui se sont endormis en Christ ont péri. Si c’est seulement dans cette vie que nous avons espoir en Christ, nous sommes les plis misérables de tous les hommes" (1 Cor. 15, 18-19). De ce fait, ceux qui nient la réalité de la naissance, de la mort et de la résurrection du Verbe incarné sont des "avocats de la mort", des "porteurs de mort" et "leur nom" s’appelle "infidélité" (Smyr. 5).

Pour saint Ignace, l’éthique chrétienne, dès lors, ne se réduit pas simplement à des lois morales que l’on imagine innées et appartenant à un monde présumé naturel, et que l’on pratiquerait dans le but d’atteindre un bonheur personnel, qu’il soit immanent ou transcendant. La prétendue quête naturelle de la sécurité et du bonheur est, en fait, une vie soumise à la dictature de la mort, ou la chair dominée par la mort, cherchant constamment la sécurité matérielle et morale de l’existence, et des valeurs de même nature. "…Qu’aucun d’entre vous ne considère son prochain avec les yeux de la chair : c’est en Jésus Christ que vous devez constamment vous aimer les uns les autres" (Magn. 5).

L’amour en Christ diffère vivement de l’amour "kata sarka" (selon la chair), c’est-à-dire de l’amour eudémonique et utilitaire de l’humanité dite naturelle. L’amour chrétien "ne cherche pas son intérêt" (Rom. 14, 7 et 15 ; 15,1-3 ; 1 Cor. 13,5 et 13 ; 10,24,29-11,1 ; 12,25-26 ; 13,1 sqq ; 2 Cor. 5,14-15 ; Gal. 5,13 et 6,1 ; Eph. 4,2 ; 1 Thess. 5,11). "Exhorte mes frères, au nom de Jésus Christ, à aimer leur épouse comme le Seigneur aime l’Eglise" ( A Pol. 5). Cet amour est de telle nature que le Christ "n’est s’est pas complu en Lui-même" (Rom. 15,3) mais "Il est mort pour tous, pour que ceux qui vivent plus désormais pour eux-mêmes" (2 Cor. 5,15).

Voilà pourquoi un mariage chrétien qui a comme motif l’amour désintéressé en Christ "est un grand mystère : mais je parle au regard du Christ et de l’Eglise" (Eph. 5,32). Cela veut dire que c’est un grand mystère pour les chrétiens seulement ; non que ceux qui se trouvent hors de l’Eglise ne soient pas mariés, mais parce qu’un mariage chrétien se situe dans une tout autre dimension. C’est pourquoi, "il est bon aussi que ceux qui se marient, tant hommes que femmes, contractent leur union avec l’approbation de l’évêque, afin que leur mariage soit selon le Seigneur, et non selon la passion" (A Pol. 5).

Du fait que le péché a pour principe un être personnel, Satan, la perfection en ce monde dépend, non certes totalement, mais en partie, de la qualité de la guerre menée contre les puissances du démon. Les œuvres bonnes ne représentent pas les clauses d’un marché conclu entre Dieu et l’homme, aux termes duquel Dieu serait tenu de récompenser des actes purement extérieurs de charité utilitaire. Elles sont bien plutôt le fruit de la double lutte contre le diable et pour l’acquisition de l’amour désintéressé et non utilitaire de Dieu et du prochain. Ainsi, la communion à la vie divine à travers la nature humaine du Christ ne suffit pas pour le salut. La vie sacramentelle ne donne aucune garantie magique pour la vie éternelle. Les chrétiens doivent aussi faire une guerre intense contre Satan. "Si nous endurons tous les assauts du prince de ce monde et leur échappons, nous atteindrons Dieu" (ou : nous nous réjouirons en Lui). (Magn.1).

Il est indispensable de saisir les rapports qui unissent de façon indissoluble, dans la Bible et dans l’ancienne Eglise, les puissances destructrices de la mort, de la corruption et de la maladie, avec la personne de Satan, si l’on veut comprendre l’attitude des premiers chrétiens à l’égard de la mort et du martyre. "Ils L’ont touché et ils ont cru, affermis à la fois par sa Chair et par son Esprit : d’où leur mépris de la mort, car ils étaient supérieurs à la mort" (Smyr.3). Celui qui craint la mort et reste donc esclave du péché, son rejeton, est incapable de vivre selon le Christ, "si nous ne sommes pas librement décidés, en Jésus-Christ, à mourir de Sa passion, Sa vie n’est pas en nous" (Magn.5).

Les canons de l’Eglise sont assez sévères pour ceux qui renieraient le Christ par crainte. Le renoncement au Christ provoqué par la peur et la mort était considéré comme une chute entre les mains du diable. Aussi le désir persistant de saint Ignace, que rien n’entrave son martyre prochain, n’était pas l’effet d’un quelconque enthousiasme eschatologique ou d’un dérangement psychique, mais venait, à l’évidence, de la conscience qu’il avait de la relation inséparable entre la mort et Satan. Car c’est Satan qui, avec la coopération de l’homme, est la cause personnelle du mal physique et éthique. Condamné à mort et, aux termes de la loi, déjà mort, Ignace ne pouvait songer à éviter le martyre. Cela aurait signifié : devenir l’esclave de Satan. "Le prince de ce monde veut m’emporter (ou : me capturer) et altérer les sentiments que je porte à mon Dieu (ou : mon opinion sur mon Dieu. Qu’aucun de vous qui êtes à Rome, dès lors, ne l’aide" Aux Rom. 7). Saint Ignace n’était pas un psychopathe. Au contraire, il avait, de la démonologie biblique, une compréhension aiguë (2 Cor. 2,11), qui non seulement gouvernait son approche et sa pratique personnelle de la foi, mais aussi toute la théologie de l’Eglise d’alors sur le martyre. "…Priez pour moi, pour que je réussisse…Si je souffre le martyre, c’est que vous m’aurez aimé ; si j’en suis écarté, vous m’aurez haï" (Aux Rom. 8). "…que mes membres soient mutilés, que tout mon corps soit brisé, que les pires tourments du diable viennent sur moi, pourvu seulement que j’atteigne Jésus Christ" (Ibid. 5).





2) L’appropriation du salut en Christ et la conception sacramentelle de l’Eglise.


Par la victoire du Christ sur la mort et sur Satan, celui qui croit dans la Chair du Christ est restauré dans la communion de vie et d’amour avec Dieu et, uni au prochain, il n’aime "rien d’autre que Dieu seul" (Aux Eph. 9,11 ; Magn. 1). "Il vous convient donc de glorifier en toute manière Jésus-Christ qui vous a glorifiés, afin que, dans votre obéissance unanime, vous puissiez être parfaitement unis les uns aux autres dans un même esprit, dans une même volonté, et que vous teniez tous un même langage sur le même sujet" (Aux Eph. 2).

Pour saint Ignace, la première caractéristique des chrétiens est leur esprit d’amour, concret et désintéressé, ainsi que leur totale unanimité sur la foi (Aux Eph. 20 ; Tral. 12 ; Phil. Susc. ; A Pol.). La foi et l’amour mutuel sont une seule et même réalité, comme le commencement et la fin de la vie en Christ (Aux Eph. 14). L’unité mutuelle dans l’amour est "une image et une manifestation (ou : un enseignement) de l’immortalité " (Magn. 6). "Toutes ces choses ensemble sont bommes si vous croyez avec amour " (Aux Phila. 9). La foi, c’est "d’être réunis ensemble (en synaxis) en Dieu " (Magn. 10). "Dès lors, dans votre concorde et votre amour harmonieux, Jésus Christ est louangé " (Aux Eph. 4). Ce n’est que dans une telle harmonie d’amour que nous pouvons connaître que nous sommes participants de Dieu (Ibid.). "Il est don bénéfique que vous viviez dans une unité sans reproche, afin de jouir toujours de la communion avec Dieu " (Ibid.). De la sorte, la salvation et la sanctification ne sont réalisables que par l’unité de l’amour mutuel, dans la vie du Christ (Aux Eph. 2).


Pour Ignace, l’homme n’a pas, de soi-même, la vie. Dieu seul a la vie en lui-même, il est la Vie-en-Soi (autozoê). L’homme vit par participation. L’homme se trouvant retenu, par le diable, captif dans la mort, sa communion avec Dieu est viciée fondamentalement, et finit dans le tombeau. La restauration effective de la communion permanente et normal entre Dieu et l’homme n’est possible que par une résurrection réelle de l’homme opérée par Dieu Lui-même (Ezéchiel 37, 12 sqq), "Lui qui seul possède l’immortalité " (1 Tim. 6,16). Or, cette immortalité divine, Dieu la communique à la création : elle apparaît donc inséparable de l’énergie divine de l’amour. C’est pourquoi, "le breuvage de Dieu, c’est-à-dire Son Sang,… est l’amour incorruptible et la vie éternelle " (Aux Rom. 7). L’amour de Dieu n’est pas une relation (un pros ti) commandée par des motifs qui la dépassent. Si le Dieu des chrétiens relevait du domaine de la béatitude et s’y trouvait donc soumis, alors toutes ses relations réelles, à supposer qu’il en existât, seraient nécessaires. Or la vie de Dieu le Père qui, par essence, engendre le Fils et projette l’Esprit, est un amour personnel et désintéressé : cet amour, par la grâce et dans une liberté absolue, crée le monde ex nihilo par le Fils et dans le Saint Esprit, et, de même, maintient, sauve et sanctifie la création, non par des moyens créés, mais par sa propre énergie incréée.

Le salut n’est donc pas un simple rétablissement des relations adéquates entre Dieu et l’homme. Tout au contraire, le salut pour l’homme consiste à être restauré à la vie, que Dieu seul donne aux créatures. La grâce salvifique, dès lors, est l’énergie même de Dieu, vivifiante et incréée, qui régénère et justifie l’homme par la victoire sur le démon. La Chair du Christ est source de vie et de justification, non comme chair, mais comme Chair de Dieu. C’est pour cette raison que saint Ignace peut écrire : " Je désir le breuvage de Dieu, c’est-à-dire Son Sang" (Aux Rom. 7 ; cf Eph. 1)


Les doctrines moralisantes de la rédemption, qui posent l’homme d’ores et déjà en possession d’une âme immortelle, et font donc dépendre le salut d’un changement d’attitude de Dieu, de telle façon que chacun des deux partis trouve son compte à la transaction –de telles doctrines ne trouvent absolument aucune place dans la pensée de saint Ignace. La rédemption ne se ramène pas à un simple ajustement ou ré-arrangement des psychismes divin et humain. Ni non plus à un problème intellectuel- celui de l’identification des conceptions humaines avec les prototypes (universaux) immuables de l’essence divine, qui tous ensemble constituent la vérité. Ce n’est pas la relation adéquate de deux immortalités, celle de Dieu et celle de l’homme, qui est en jeu ; mais bien la restauration d’une immortalité perdue, maintenant prise dans les liens de la mort et, par suite, moralement corrompue.

Seule la participation à la vie divine et à l’amour de Dieu en Christ, permet, par l’amour concret du prochain, d’atteindre à l’immortalité, à la justification et à la victoire sur la mort (Aux Eph.20 ; Rom.7 ; Smyr. 7). Voilà précisément pourquoi ceux qui vivent en Christ dans l’amour mutuel et désintéressé deviennent "des pierres du temple du Père, équarries pour l’édifice de Dieu le Père, élevées jusqu’au faîte par le palan de Jésus Christ, qui est la Croix, avec le Saint Esprit pour corde… Vous, donc, aussi bien que tous vos compagnons de route, êtes des théophores (porte-Dieu) et des naophores (porte-temple), des porteurs du Christ et de Sa sainteté, ornés en tout par les commandements de Jésus Christ " (Aux Eph.9 ; cf aussi 15 ; Magn. 12 ; Phila. 7). Les chrétiens font toutes choses ensemble "dans le Fils, le Père et l’Esprit " (Magn. 13).

La conception mystérielle de l’Eglise comme Corps du Christ ne provient pas, chez Ignace, d’un enthousiasme personnel pour une union mystique avec Dieu, tel qu’on le trouve chez certains philosophes. Ces mystiques-là cherchent à voir individuellement des visions toujours plus claires des vérités éternelles contenues dans l’essence de l’Un, l’âme surpassant ou traversant les phénomènes matériels pour s’unir à la Réalité. La mystique d’Ignace n’a rien à voir avec la mystique philosophique ou avec le mysticisme naturel, qui supposent, au principe de leur quête, que la Réalité consiste dans ce dépassement du monde matériel, en sorte que deux immortalités naturelles _-deux immortels par nature-, l’âme et Dieu, puissent se réunifier.

Pour Ignace, ce monde-ci est la réalité même, parce qu’il a été créé par Dieu pour cela, et la preuve en est la résurrection historique du Christ, qui sauve le temps et l’histoire, et non pas du temps et de l’histoire.

En très vif contraste avec ses adversaires, de mentalité spiritualiste, Ignace présente un mysticisme intégralement christocentrique, disons mieux : sarcocentrique –c’est-à-dire où seuls la Chair et le Sang du Dieu-Homme ressuscité sont source de vie et de résurrection pour tous les hommes et dans tous les âges (Aux Eph. 1,7,19,20; Magn. 6,8; Smyr. 1,3; A Pol. 3; Magn. 9; Phila. 5,9).


La nature humaine de Dieu est le salut même, c’est-à-dire

1) la restauration de l’immortalité dans ceux qui participent concrètement à elle dans l’amour désintéressé ;

2) la justification de l’homme par la destruction de la mort et du diable, accusateur et geôlier de l’humanité ;

3) le don de pouvoir vaincre le diable, en luttant pour l’amour désintéressé de Dieu et du prochain dans la chair du Christ.

Ce mysticisme d’Ignace, centré sur le Christ et Sa Chair, ne représente pas un luxe doctrinal, simplement bon pour les plus enthousiastes ; tout au contraire, il est d’une absolue nécessité pour le salut, et constitue la base même de son ecclésiologie, qui est, en fait, celle du Nouveau Testament et de l’Ancienne Eglise.



3) L’Eglise et l’Eucharistie

L’homme est sauvé par la communion à la vie divine dans la nature humaine du Christ, communion qui s’obtient par l’amour du prochain ; mais "là où il y a des divisions et de la colère, Dieu n’habite pas" (Aux Phila. 8). "Celui qui aime pas son frère demeure dans la mort… Et c’est ici son commandement : que nous croyions au nom de Son Fils Jésus Christ, et que nous nous aimions les uns les autres, selon le commandement qu’il nous a donné. Celui qui garde Ses commandements demeure en Dieu, et Dieu en lui ; et nous connaissons qu’Il demeure en nous par l’Esprit qu’Il nous a donné" (1 Jn 3, 14 et 23-24). C’est pourquoi, "fuyez les divisions, comme la source de tous les maux" (Smyr. 7). "Frères, ne vous égarez pas. Quiconque suit l’initiateur d’un schisme dans l’Eglise n’héritera pas le Royaume de Dieu" (Phila. 3).

La participation à l’amour de Dieu dans l’union mutuelle, qui fait réellement communier à la vie divine, peut s’affaiblir, voire disparaître, si l’homme ne prend pas assez garde aux voies de Satan. "Fuyez donc les artifices et les pièges perfides du prince de ce monde, de peur qu’oppressés par sa volonté, vous ne faiblissiez dans votre amour" (Phil. 6). "Ne vous laissez pas oindre de la mauvaise odeur des enseignements du prince de ce monde ; qu’il ne vous entraîne pas captifs loin de la vie qui vous offerte" (Aux Eph. 17). " Car il y a beaucoup de loups (des hérétiques qui arrachent les plus faibles et les entraînent hors de l’Eglise), apparemment dignes de foi, qui, par l’appât d’un plaisir pernicieux, ravissent ceux qui couraient vers Dieu : mais dans votre unité ils n’auront aucune place" (Phila. 2).

L’unité mutuelle des chrétiens dans l’amour du Christ empêche la victoire de Satan, puisque l’amour est le Sang du Christ et la vie éternelle par lesquels le diable est détruit.

"Prenez donc soin de vous réunir plus souvent ensemble pour rendre grâces à Dieu et manifester sa louange. Car, lorsque vous vous assemblez fréquemment dans le même lieu (epi to auto), les forces de Satan sont détruites et sa fureur exterminatrice se brise sur l’unanimité de votre foi" (Aux Eph. 13). "Que personne ne s’abuse lui-même : si quelqu’un n’est pas à l’intérieur de l’autel (lieu de sacrifice), il est privé du pain de Dieu… Celui donc, qui ne se rend pas au lieu désigné (epi to auto), a déjà manifesté son orgueil et il s’est condamné lui-même "(Aux Eph. 5). "Celui qui est à l’intérieur de l’autel (lieu de sacrifice) est pur, mais celui qui est à l’extérieur n’est pas pur" (Tral. 7).


L’Eglise visible –l’Eglise visible et l’Eglise invisible constituant, pour Ignace, une seule et même réalité- se compose ainsi des fidèles baptisés qui font une guerre intense contre Satan et contre les conséquences de son pouvoir enraciné dans la mort ; et ils la mènent grâce à l’unité de leur amour mutuel ancré dans la nature humaine et vivifiante du Christ ; enfin, ils manifestent cette unité et cet amour dans l’Eucharistie concrète en laquelle leur vie même et leur salut prennent source. En d’autres termes, l’Eglise a deux aspects positif –l’amour, l’unité, et la communion d’immortalité des uns avec les autres et avec les saints, dans le Christ ; et un aspect négatif –la guerre menée contre Satan et ses puissances, déjà vaincus dans la Chair du Christ par ceux qui vivent en Christ au-delà de la mort et qui attendent la seconde et universelle résurrection, la victoire totale et définitive de Dieu sur Satan. La christologie est l’aspect positif de l’Eglise, mais elle est conditionnée par la démonologie biblique, qui est la clé de sa juste compréhension et le facteur négatif dont dépendent à la fois la christologie et l’ecclésiologie. Ces dernières, en effet, restent inintelligibles sans une connaissance exacte du travail et des méthodes de Satan. "C’est dans ce but que le Fils de Dieu s’est manifesté : pour détruire les œuvres du diable" (1 Jn 3,8).

De ce double aspect, il résulte assez clairement que le baptême n’est pas une garantie magique contre la possibilité de retomber esclave du diable et donc d’être exclu du Corps du Christ (1 Cor. 5, 1-13 ; 2 Thess. 3, 6-14, 2 Tim. 3,5 ; Rom. 11,21 ; " ne soyons pas donc trop confiants sous prétexte que nous sommes une fois devenus membres de ce Corps" dit saint Jean Chrysostome, 3ème Homélie sur l’Epître aux Ephésiens, 4.). L’amour désintéressé, condition sine qua non du salut (1 Cor. 13,1 sqq), n’est pas une chose qui puisse s’acquérir par une simple décision intellectuelle ; ni par la conviction psychologique qu’on est devenu l’objet d’une grâce irrésistible et désormais prédestiné. Au contraire, le véritable amour non-utilitaire et désintéressé, ne peut se former chez les fidèles que par la puissance de la mort et de la résurrection du Christ, grâce à un intense effort d’abnégation dans la lutte spirituelle et une guerre totale contre Satan.


De ce côté-ci de la mort, le Corps du Christ est l’Eglise de la Pâque (du Passage), traversant continuellement la Mer Rouge et échappant constamment aux forces de Pharaon (le diable), par sa participation à la mort et à la résurrection du Christ epi to auto. A chaque Eucharistie, le peuple élu, la Nouvelle Sion, se rassemble triomphalement le long de la Mer Rouge, sur la rive opposée à celle de Pharaon et glorifie Dieu pour le salut déjà accordé, dans l’attente de la victoire finale. Sur la difficile et dangereuse route de la Terre Promise, de dimanche en dimanche et de jour en jour, chacun peut tomber entre les mains de Satan et être coupé du Corps du Christ. A chaque réunion epi to auto, par le moyen de l’Eucharistie célébrée fois après foi, le Corps du Christ, l’Eglise qui se trouve de ce côté-ci de la mort, se constitue graduellement  –le Verbe fait Chair se forme progressivement dans les fidèles par le Saint Esprit (1 Jn 3,23-24), et ainsi l’Eglise, quoique déjà Corps du Christ, ne cesse de devenir davantage ce qu’elle est.





4) L’Eglise ou la communauté.

Puisque, pour Ignace, l’Eucharistie est le centre où s’exprime et s’épanouit l’amour incarné, qui se concrétise en immortalité, et, en même temps, l’arme assurant la défaite continue du démon, il est assez clair que la liturgie concrète sera le pivot de la foi agissante. La participation à cette liturgie concrète est le seul indice certain d’une communion ininterrompue avec Dieu et avec le prochain, jusqu’au salut.

L’unité de l’amour désintéressé en Christ, amour des uns pour les autres et de tous les saints, est une fin en soi –non un moyen en vue d’une autre fin. La présence de quelque autre motif que ce soit, utilitaire ou eudémonique, en dehors de l’amour total et désintéressé signifie purement et simplement l’asservissement aux puissances de Satan. "…n’aimez rien que Dieu seul" (Aux Eph. 9,11 ; Magn. 1).
Si l’on comprend ainsi la vie eucharistique de l’amour désintéressé, comme fin en soi et condition unique de l’appartenance permanente à l’Eglise, on voit que les relations entre communautés ne peuvent être d’infériorité ni de supériorité. Aucune communauté ne peut non plus faire partie d’une autre, puisque la plénitude du Christ se trouve dans l’Eucharistie elle-même, qui est le centre possible, le point culminant et l’achèvement de la vie d’unité et d’amour. "… partout où est Jésus Christ, là est l’Eglise Catholique" (Smyr. 8).

En outre, le diable n’est pas détruit par une idée abstraite d’unité et d’amour. Il ne peut être défait que localement, par l’unité de foi et d’amour existant dans le peuple réel de fidèles vivant ensemble leur vie en Christ. Une fédération abstraite de communautés, dans laquelle chaque corps serait membre d’un corps plus grand, réduit l’eucharistie à un rôle secondaire, et rend possible l’idée hérétique qu’il existe une manière d’appartenir au Corps du Christ plus haute et plus profonde que la vie concrète de l’amour pratiqué hic et nunc envers des êtres réels : dès lors, c’est tout le sens de l’Incarnation de Dieu et de la destruction de Satan, survenue dans un endroit déterminé et à une époque déterminé de l’histoire, qui est réduit à néant. En vérité, chaque individu devient un membre du Corps du Christ spirituellement et physiquement, à une certaine époque et dans un certain lieu, en présence de ceux avec qui il va devenir un. Ceux qui partagent un seul pain sont un seul corps (1 Cor. 10,17). Ce partage d’un seul pain ne peut pas exister en général, mais seulement localement.

Il y a, pourtant, plusieurs centres liturgiques, participant chacun à un pain, mais totalisant à eux tous plusieurs pains. Néanmoins, il n’y a pas plusieurs Corps du Christ, mais un seul. Dès lors chaque communauté possédant la plénitude de la vie eucharistique est reliée aux autres communautés non par leur participation commune à quelque entité supérieure à la vie eucharistique locale, mais par leur existence identique en Christ. "…Où est Jésus Christ, là est l’Eglise Catholique" (Smyr.8).



5) Le Clergé.

Les trois ordres du clergé "ont été établis selon la pensée du Christ, (ce clergé) que, de sa propre volonté, Il a affermi dans la certitude, par Son Saint Esprit" (Phila. Susc. ; voir aussi Eph. 3,6 et Phila. 4).

La Sainte Eucharistie étant "la médecine d’immortalité", il s’ensuit que l’unité avec les dépositaires des mystères, qui se sont vu confier le rite liturgique correct et le juste enseignement de ces mystères, constitue une condition absolument indispensable pour le salut. Ainsi, "soyez unis à votre évêque et à ceux qui vous président, formant ainsi une image et un enseignement de l’immortalité" (Magn. 6). Toutes les choses qui ont rapport à l’Eglise doivent se faire d’un seul corps avec l’évêque, les prêtres et les diacres (Magn. 4,6,7 ; A Pol. 6), parce que la vie de l’unité epi to auto (au même endroit) est centrée sur eux (Aux Eph. 2,4,5 ; Tral. 7 ; Phila. Susc. ; A Pol. 6). L’unité dans l’évêque est une image de l’unité de l’Eglise avec le Christ et du Christ avec le Père (Aux Eph. 5 ; Magn. 2,13 ; Tral. 7 ; Phila. 2,3 ; Smyrn. 8,9). La soumission à l’évêque est une icône de la soumission à Dieu, au Christ, et des uns aux autres (Aux Eph. 5,20 ; Magn. 2,13 ; Phila. 7).


Dans la pensée de saint Ignace, il existe une corrélation indissoluble entre l’évêque et l’Eucharistie. L’unité avec l’évêque et l’unité réciproque des fidèles dans l’unique pain de l’autel ne sont précisément qu’une seule et même réalité. Il y a une seule Chair du Christ, une coupe, un autel, comme il y a un seul évêque. " Aussi, veillez à avoir une seule Eucharistie –car il y a une seule Chair de Notre Seigneur Jésus-Christ et une seule coupe dans l’unité de Son Sang, et un seul autel, comme il y a un seul évêque, ensemble avec les prêtres et les diacres, mes concélébrants-, de telle sortes que «quoi que vous fassiez, vous le fassiez selon Dieu" (Phila. 4 ; doivent également être interprétés à la lumière de ce passage : Aux Eph. 20 ; Magn. 7 ; Tral. 7 ; Phila. susc.).

La liturgie est une prérogative de la charge d’évêque, sous la surveillance duquel tous les mystères doivent être accomplis. "Que personne ne fasse rien des choses de l’Eglise sans l’évêque. N’acceptez que l’Eucharistie célébrée par l’évêque ou par celui qu’il en a chargé" (Smyr. 8). C’est seulement en cas de nécessité que l’Eucharistie pouvait être célébrée sous l’autorité d’un prêtre, comme il ressort clairement de ce passage : "il n’est pas permis de célébrer un baptême ou de donner un banquet (une agape) sans l’évêque" (Ibid.). Le principe selon lequel un banquet même nécessite la présence de l’évêque, semble incompréhensible et incroyablement étrange, à moins d’admettre que dans la pensée et l’expérience de saint Ignace, chaque centre liturgique exigeait un évêque –autrement dit, qu’il y avait une liaison indispensable entre l’évêque et le centre liturgique.
Ce qui rend encore plus claire cette relation essentielle qui lie l’épiscopat à un seul centre eucharistique, c’est que saint Ignace nous présente l’unité locale des chrétiens en Christ epi to auto (au même centre) comme manifestée de façon claire et visible par leur unité dans la personne, ou dans la fonction, de leur évêque. "Il est manifeste, dès lors, que nous devons regarder vers l’évêque comme vers le Seigneur Lui-même" (Aux Eph. 6). "…Prenez garde de faire toute chose en harmonie avec Dieu, l’évêque présidant à la place de Dieu" (Magn. 6). "Quand vous êtes soumis à l’évêque comme à Jésus Christ, vous me semblez vivre non à la manière des hommes, mais à celle de Jésus Christ" (Tral.2). "…Révérez tous l’évêque comme Jésus Christ" (Ibid. 3). "Là où se trouve le berger, suivez comme les brebis" (Phila. 2). "Partout où est Jésus Christ, là est l’Eglise Catholique" (Smyr.8).

Sans aucun doute, saint Ignace, ici, tire de la pratique de l’Eglise sa conception de l’évêque comme image du Christ. Il ne voit jamais les prêtres comme des icônes du Christ, ni comme tenant la place de Dieu, ce qu’il n’aurait évidemment pas manqué de faire, s’ils avaient été, dans des communautés sans évêques, les administrateurs attitrés et habituels des mystères et le centre de la vie locale en Christ epi to auto. Au contraire, il parle toujours des prêtres au pluriel ou du corps presbytéral dans son ensemble, comme tenant la place des Apôtres (Magn. 6 ; Tral. 2,3 ; Phila. 5 ; Smyr. 8) et jouant le rôle d’un "conseil de Dieu" (Tral. 3). Il aurait été parfaitement absurde pour Ignace de comparer la présence de l’Eglise Catholique dans le Christ à la présence du peuple dans l’évêque (Smyr.8), si chaque communauté locale n’avait possédé un évêque. Est-il possible qu’Ignace ait cru que le Christ n’est pas présent avec toute Sa gloire dans l’Eucharistie lorsque c’est un prêtre qui célèbre ? Cette hypothèse n’est guère envisageable, puisqu’il rappelle avec insistance que "partout où Jésus Christ est, là est l’Eglise Catholique" (Smyr.8).


Selon saint Ignace, les fidèles ne sont pas sauvés par l’intermédiaire de l’évêque en tant qu’individu et possesseur, comme tel, d’une sorte d pouvoir magique. L’Eglise, en tant qu’elle est le Corps même du Christ, possède Dieu Lui-même, qui opère le salut en Christ par Son Saint Esprit dans les mystères concrets. C’est ici que réside toute la théologie de l’épiclèse : par l’invocation de l’Esprit Saint sur elle, la communauté est sans cesse revivifiée et justifiée, dans la vie de l’amour, issue de la chair du Christ ; par elle encore, le diable est constamment jugé comme faux accusateur et se voit détruit ; par elle enfin, le monde est perpétuellement convaincu de péché, puisqu’il n’a pas la foi qui le conduirait vers la communauté du salut, laquelle vit cette vie d’amour concret en Christ (Jean 16, 7-11).


La grâce salvifique de Dieu est Sa propre énergie incréée, car seul Celui Qui a le pouvoir de créer ex nihilo peut vivifier et par là justifier l’homme en tuant le diable. Ainsi l’évêque est la condition sine qua non du salut, non comme individu, en tant qu’il serait une sorte d’intermédiaire magique entre Dieu et l’homme, mais comme le centre nécessaire de la vie concrète en Christ epi to auto (en un même centre) : c’est lui qui, conjointement aux prêtres et aux diacres, a reçu la mission d’administrer fidèlement et correctement les mystères et de dispenser la vraie doctrine à leur sujet. Quand saint Ignace dit de l’évêque, du presbyterium et du diaconat qu’ "en dehors d’eux, il n’y a pas d’Eglise" (Tral.3), il veut clairement dire ceci : "En dehors d’eux, il n’y a pas de communauté locale".


Dans le cadre et les présupposés rappelés ci-dessus, on comprend pourquoi Ignace peut affirmer fortement que "faire quelque chose en cachette de l’évêque, c’est adorer le diable" (Smyr.9). "Fuis, dès lors, ces pousses mauvaises au fruit porteur de mort, qui tue dès qu’on y touche" (Tral. 11). L’autel et l’évêque sont inséparables. Celui qui est hors de l’autel n’est pas soumis à l’évêque. "Que personne ne s’abuse lui-même : si quelqu’un n’est pas à l’intérieur de l’autel, il est privé du pain de Dieu. Car si la prière d’un ou deux possède déjà un tel pouvoir, combien plus, alors, celle de l’évêque et de toute l’Eglise ! Celui, dès lors, qui ne s’assemble pas avec l’Eglise, a déjà manifesté son orgueil et s’est condamné lui-même… Faisons donc attention à ne pas nous opposer à l’évêque, afin de rester soumis à Dieu" (Aux Eph. 5). "…une Chair, …une Coupe, …un autel, de même qu’il y a un évêque" (Phila. 4).

Comme centre d’unité dans la vie mystagogique, l’évêque est d’une absolue nécessité pour le saut. Mais son ministère n’est pas quelque chose d’indépendant de celui des fidèles. L’évêque tient "le ministère qui appartient à la communauté (ou au peuple –ten diakonian ten eis to koinon anekousan), non de lui-même, ni des hommes, ni pour la vaine gloire, mais par l’amour de Dieu le Père et du Seigneur Jésus Christ" (Phila.1). Quand une communauté envoie des délégués auprès d’une autre, ils sont élus par un concile et non désignés par l’évêque. "Il convient, ô bienheureux Polycarpe béni de Dieu, d’assembler un concile agréable à Dieu et d’élire quelqu’un qui ait tout votre amour…" (A Pol. 7).





6) Observation annexes sur l’origine et la base de l’épiscopat.

L’idée que l’évêque est maintenant ce que furent autrefois les Apôtres, ne se trouvent aucunement dans les épitres d’Ignace. Il est significatif de voir que ce sont les prêtres qu’il compare toujours aux Apôtres.
On trouve dans la pensée d’Ignace une distinction entre les Apôtres et les évêques. Les Apôtres pouvaient commander généralement partout, tandis que la juridiction d’un évêque se limite à une communauté. "Aurai-je, une fois autorisé à écrire sur ce sujet, si haute opinion de moi-même, que j’en vienne, moi le condamné, à vous commander comme si j’étais un apôtre ? " (Tral. 3 : ou, selon la recension longue : "Je ne donne pas d’ordres comme Pierre et Paul le faisaient. Eux étaient Apôtres, et je ne suis qu’un condamné ; ils étaient libres, et me voilà, jusqu’à présent, esclave" (Aux Rom.4).


Il est tout à fait évident que saint Ignace reflète ici l’attitude et l’esprit d’une époque qui vivait encore dans l’ombre et le souvenir des grands Apôtres morts depuis peu, et où personne n’aurait osé comparer la charge de l’évêque à celle d’un apôtre. Pour Ignace, l’évêque est le centre liturgique d’un groupement local de fidèles qui se réunissent ensemble dans l’amour epi to auto (au même endroit). L’apôtre, lui, parcourait l’univers pour fonder des Eglises. Saint Paul écrit : "Le Christ m’a envoyé non pour baptiser, mais pour annoncer l’Evangile" (1 Cor. 1, 17). Saint Ignace écrit : "Il n’est pas permis de célébrer un baptême ou de donner un banquet sans la présence de l’évêque" (Smyr. 8).

Il n’est pas possible de comprendre les origines de l’épiscopat en comparant les évêques aux apôtres et en tâchant de prouver qu’il n’y a, des uns aux autres, qu’une simple différence de noms. Tout au contraire, si l’on veut trouver la source et le fondement de l’épiscopat, il faut se reporter à la pratique liturgique de l’Eglise et à la doctrine de l’Eglise telle qu’elle se définit par cette vie liturgique, étroitement dépendante des doctrines bibliques concernant le Christ –christologie- et les démons –démonologie. Il apparaît comme indispensable de saisir le sens de la très concrète communion d’immortalité et d’amour dans le Christ epi to auto (réalisée en un lieu précis), en tant qu’elle est la condition unique du salut : ce n’est qu’à ce prix qu’on peut comprendre la vie et la doctrine de l’Eglise des premiers temps.



Comme tous les fidèles communiaient à chaque Eucharistie, et qu’il était nécessaire de s’occuper des divers groupes de catéchumènes et de pénitents, il est bien évident que le corps des prêtres et celui des diacres étaient tout-à-fait indispensables, pour concélébrer avec l’évêque et former le conseil qui l’aidait dans la réglementation des pénitences, la préparation des catéchumènes et, d’une manière générale, dans le gouvernement et l’instruction de la communauté. Ce qui distingue le clergé du reste de la communauté, ce n’est pas un pouvoir individuel d’administrer les mystères, à titre de corps intermédiaire entre Dieu et l’homme. La communauté tout entière est le Corps du Christ, dans lequel Dieu en personne opère directement le salut par les mystères concrets.
Le trait distinctif du clergé réside plutôt dans la responsabilité qui lui incombe de protéger les communiants, membres du Corps du Christ, de la contamination du démon. Pour ce faire, il ordonne comme il convient la réception, par le baptême, de nouveaux membres de l’Eglise, il protège à tout instant la vie du corps entier, en maintenant à l’extérieur l’esprit malin de la division et les motifs inavoués de l’individualisme.


Les représentants du clergé ne sont pas au-dessus du corps local, mais membres de ce corps, avec le charisme particulier qui fait d’eux le centre d’unité et la force de régulation qui protège et accroît (Eph. 4,11-13) la vie d’amour concret en Christ. Ignace écrit à Polycarpe : "Tiens ton poste avec tout le soin possible… préserve l’unité, ce bien que rien ne surpasse" (Pol. 1).



7) Le fondement de l'égalité des évêques.

La raison première de l’affirmation, fréquente chez les Pères, de l’égalité de tous les évêques (voir, par exemple, saint Cyprien, Sententiae Episcoporum, op. 1), n’est intelligible que si l’on suppose
1. Que la vie eucharistique concrète, dans sa manifestation locale, est une fin en soi ;
2. que les communautés individuelles sont liées les unes aux autres par leur existence identique en Christ ;
3. que la plénitude du Christ habite dans les fidèles qui se réunissent ensemble dans la vie du Christ epi to auto ;
4. que l’épiscopat est une part indissociable de cette vie locale epi to auto.

L’ordre épiscopal n’était pas une entité existant en soi, de soi, au-dessus ou à côté de l’Eglise locale. Il était bel et bien inclus dans l’Eglise, et étant donné que l’Eglise visible ne pouvait se définir que comme Corps du Christ, manifesté localement dans sa vie mystérielle, l’épiscopat avait aussi un caractère local très net. La présence d’évêques jusque dans les villages les plus petits et les plus reculés de l’empire, ne peut s’expliquer autrement que par cette nécessité d’avoir un évêque et un conseil presbytéral présents dans chaque centre eucharistique et responsables de sa vie. Dès lors, les évêques étaient égaux parce que les communautés étaient égales. Une manifestation locale du Corps du Christ ne peut être Corps du Christ plus au moins qu’une autre. De même, l’image vivante du Christ – l’évêque– ne pouvait être plus au moins image qu’une autre image, parce que le Christ, dont tous les évêques sont l’image, est Un, Identique et Egal à Lui-même.


Les premières communautés sans évêques sont apparues dans les grandes villes, où la population chrétienne était devenue trop importante pour continuer à se contenter d’un seul centre liturgique. Tandis que dans la cité d’Alexandrie, les divers centres liturgiques ont d’abord eu chacun évêque (P. Trembelas, Taxeis Cheirothesion kai Cheirotonion, Athènes 1949, p.26-29,n.), à Rome, on note que non seulement ce furent des prêtres qu’on plaça dans les différents centres liturgiques, mais qu’ils n’eurent même pas, à l’origine, le droit de célébrer l’Eucharistie. Une certaine portion des Saints Dons déjà consacrés par l’évêque était envoyée de la liturgie épiscopale aux fidèles assemblés dans les centres secondaires. Quand, enfin, les prêtres se virent accorder la permission de célébrer la liturgie, l’évêque de Rome continua d’envoyer une portion des éléments consacrés au cours de sa propre liturgie, pour les faire mêler au calice des centres secondaires. Cette pratique se poursuivit dans Rome jusqu’au XVIème siècle et ne disparut complètement qu’après 1870 (Dom G. Dix, op. cit. p. 21). Ainsi, les Eglises de Rome ont perdu de très bonne heure la signification de l’Eucharistie comme fin en soi, et introduit de façon très nette l’idée que la charge d’évêque est une entité en soi et que, d’une certaine manière, les éléments consacrés à la liturgie épiscopale ont quelque chose de plus que ceux qui le sont dans la liturgie d’un prêtre.


C’est très probablement parce que les premières communautés des villes refusèrent, initialement, de donner des évêques aux communautés nouvelles qui se fondaient dans les mêmes villes, que l’on trouva normal d’y voir des Eglises locales où la liturgie était célébrée par des prêtres. Lorsque cette pratique fut de règle dans les grandes villes, l’évêque de la ville eut une autorité beaucoup plus grande que celle de l’évêque du village, qui restait toujours l’évêque d’une et d’une seule communauté. Ce phénomène, ajouté au fait que l’évêque de la ville se trouvait dans une position très influente, conduisit évidement à l’idée qu’il était, en quelque façon, plus important que l’évêque du village. L’évêque de village se vit peu à peu dépouiller de quelques unes de ses fonctions les plus importantes, et soumettre à la surveillance de l’évêque de la ville. "…Quoiqu’ils aient pu recevoir l’ordination épiscopale (cheirothesian)… il leur est interdit d’oser ordonner des prêtres ou des diacres sans l’accord de l’évêque citadin auquel eux-mêmes et leur village sont soumis" (Canon 10 du Concile d’Antioche ; Chrysostomos Papadopoulos, Peri Chorepiscopon, Athènes 1935, p. 8-10). Dans l’Eglise d’Afrique du Nord, à la fin du IVème siècle, on pouvait encore trouver de petites communautés villageoises ayant un évêque et seulement un prêtre (Canon 55 du Concile de Carthage, H. Alibizats, The Holy Canons, Athènes 1949, p.254).

Graduellement, toutefois, la conception ignacienne de l’évêque dans les termes de la vie eucharistique locale constituant une fin en soi, -cette conception s’atténue, voire même tombe dans un oubli complet ; et l’épiscopat se conforme à la structure politique de l’empire. Du fait que les Eglises des villes avaient pris l’habitude de communautés où de simples prêtres célébraient les mystères, il est évident que l’évêque de village, déjà privé de son droit d’ordonner ses propres prêtres et diacres, n’avait pas plus d’importance effective que le prêtre d’une Eglise de ville. Dès lors, aux yeux des évêques citadins, il n’y avait plus aucune raison pour que les Eglises des villages continuassent d’avoir même un évêque, puisque les communautés urbaines fonctionnaient très bien avec des prêtres.
Conséquence : "on ne doit pas établir d’évêques dans les villes de faible importance ni dans les villages, mais seulement des itinérants ; quant à ceux qui sont actuellement en place, ils ne doivent rien faire sans l’avis de l’évêque de la ville" (Canon 57 de Laocidée). Très caractéristique de la mentalité nouvelle, le canon 6 de Concile de Sardaigne déclare : "Il est interdit d’établir sans raison particulière un évêque dans une ville ou un hameau où un seul prêtre peut suffire. Car il n’est pas nécessaire d’y mettre des évêques, de peur d’affaiblir la dignité et l’autorité épiscopales".




8) Conclusion.

L’ecclésiologie de saint Ignace repose exclusivement et harmonieusement sur l’enseignement biblique relatif au salut et à son appropriation. La Chair et le Sang ressuscités de Dieu (Aux Rom. 7 ; Eph. 1) sont l’unique source de l’immortalité, de l’unité mutuelle en Christ, et de la faculté de lutter pour l’amour désintéressé et, dans le même temps, vaincre le démon. La salvation n’est pas une opération magique. C’est Dieu Lui-même qui sauve ceux qui se réunissent ensemble dans la vie d’amour désintéressé, avec leur clergé, epi to auto (en un même lieu).


L’Eglise visible se compose seulement de ceux qui participent continuellement à la vie eucharistique concrète. Cette vie d’amour désintéressé pour Dieu et le prochain est une fin en soi. Les bonnes œuvres ne visent pas des but utilitaires, comme si elles entraient dans un contrat d’affaire divino-humain ; tout au contraire, elles sont des expressions de la lutte pour l’amour désintéressé, en même temps qu’une arme très puissante contre Satan. Dieu n’a pas besoin des actes de charité accomplis par l’homme. C’est l’homme qui a besoin de faire de bonnes œuvres, de prier et de jeûner, tous exercices spirituels qui acheminent vers l’amour désintéressé et moyens très réels de rester vigilant et spirituellement en alerte contre les attaques de Satan.

La justification par la foi seule est un mythe anti-biblique (Eph. 6, 11-17), imbu d’une magie sentimentale, et fondé sur le faux présupposé que le salut est, primordialement et essentiellement, une affaire interne à la psychologie divine. Hors de la vie d’unité centrée dans l’Eucharistie concrète comme fin en soi, il n’y a pas d’Eglise et Dieu seul sait s’il y a même un salut. Là où n’existe pas l’Eglise, localement manifestée et formée par Dieu epi to auto (en un seul et même lieu), il y a le reste de l’humanité charrié çà et là par le prince de ce monde. "Je ne prie pas pour le monde, mais pour ceux que tu m’as donnés" (Jean 17, 9).


Comme tout ce qui trait à l’Eglise, le clergé existe dans le seul but de préserver et de renforcer la vie d’unité et d’amour epi to auto dans la Chair et le Sang du Christ. " Tiens ton poste avec tout le soin possible… préserve l’unité, ce bien que rien ne surpasse" (Pol. 1). L’autorité du clergé est exclusivement fondée sur les mystères de l’unité en Christ et en aucune façon sur un quelconque pouvoir magique personnel, totalement imaginaire. Le clergé, en soi, ne peut sauver. Seule la Chair ressuscité du Christ sauve, lorsqu’elle est reçue dans l’unité et l’amour désintéressé des uns pour les autres epi to auto. Même à l’intérieur de la vie concrète des mystères, c’est le Christ et non l’Eglise qui opère le salut. L’Eglise manifestée localement est elle-même en train d’être sauvée par le Père qui envoie continûment Son Esprit pour former le Corps du Christ assemblé epi to auto (epiclesis, Jean 16, 7-11 ; 1 Jn 3, 23-24).

Dans les Conciles tenus à Constantinople en 1341 et 1351 (Jean Karmiris, Monuments Symboliques et Dogmatiques de l’Eglise Orthodoxe Catholique, Athènes 1952, vol. 1, p. 294 sqq), l’Eglise orthodoxe a vigoureusement condamné toutes les interprétations magiques du salut, qui conçoivent la grâce ou l’énergie salvifique de Dieu comme quelque chose de créé, qui se trouve stocké quantitativement dans une prétendue "banque" de grâce, et distribué quantitativement à travers les actes sacramentels et les indulgences ; contre tout cela, elle a solennellement rappelé l’enseignement biblique et patristique selon lequel Dieu Lui-même sauve les hommes directement par Sa propre énergie incréée.

La base même de toute la doctrine orthodoxe sur la Trinité, la Christologie, l’Ecclésiologie et la Sotériologie est le fait que Dieu crée, soutient, et sauve la création non par des moyens créés, mais par Sa Propre énergie vivificatrice. Seul Dieu peut être la source et le sujet de Ses énergies incréées. Les énergies divines ne sont ni l’essence de Dieu –Dieu n’est pas actus purus-, car cela signifierait que Dieu agit par essence et non par volonté (panthéisme), ni hypostatiques (entités individuelles), car cela réduirait Dieu à être soit un simple agrégat d’Idées à la manière du Dieu platonicien, soit une source d’émanations créées, à la manière du Dieu néo-platonicien, - ce qui conduit à confondre le Fils et l’Esprit avec de telles émanations. On peut trouver un bon exemple de ce genre de théories sur les énergies divines dans les doctrines des hérétiques réfutés par saint Irénée.

Les énergies divines ne sont pas des créatures, mais bien l’énergie créatrice, vivifiante, justificatrice et incréée de Dieu. Dès lors, la grâce ne peut pas être manipulée et distribuée par l’homme qui peut seulement prendre part à cette lumière incréée de Dieu, à travers la vie concrète d’amour désintéressé, dans la Chair du Christ localement manifestée et formée par Dieu Lui-même, en un peuple réel, epi to auto. Ce fait est extrêmement clair dans la pensée de saint Ignace et il revient constamment dans toute la tradition patristique orientale ; il a été particulièrement mis de nouveau en lumière par les polémiques anti-scolastiques du XIVème siècle.

La position de la théologie orthodoxe moderne sur l’ecclésiologie ne peut, dès lors, pas différer dogmatiquement de celle de saint Ignace. Malheureusement, toutefois, la doctrine traditionnelle du salut et de son appropriation, s’est trouvée considérablement voilée durant les derniers siècles, par l’invasion d’une multitude de présupposés occidentaux, et surtout latins. Ces dogmes étaient utilisés malhonnêtement, par opportunisme, à la fois pour combattre le protestantisme et pour justifier le nationalisme qui représente une forme de papisme, dans la mesure où il étend les limites de l’Eglise au-delà des mystères concrets, pour lui faire englober une autre réalité.


Alors qu’au XIVème siècle, un Nicolas Cabasilas pouvait dire que "l’indice de l’Eglise, ce sont les mystères" (Migne, P.G., t. 150, col. 452), beaucoup d’orthodoxe modernes pensent l’Eglise comme un trait de leur caractère national et identifient ses frontières avec celles de la nation, de sorte que, pratiquement, l’Eglise se trouve réduite à une sorte d’institution nationale. Du fait que, dans leur conception, l’Eglise occupe un niveau plus englobant que la vie concrète dans les mystères prise comme fin en soi, et comme elle s’identifie peu ou prou avec le caractère national, il est devenu très commun d’accepter sans critique une forme d’interprétation magique et individualiste du sacerdoce, qui est le fait des Eglises Romaine et Anglicane. Dès lors que les ordres sacrés et notamment l’épiscopat, sont conçus comme ayant que des liens très lâches, voir inexistants, avec la vie concrète de l’amour epi to auto, il est naturel d’attribuer au clergé des pouvoirs personnels qui les distinguent des laïcs. Conception qui a été encore renforcée par l’idée hérétique que tous les chrétiens baptisés sont membres du Corps du Christ même s’ils vont à peine à l’Eglise pour communier et n’ont pas le moindre désir de lutter pour l’amour désintéressé ni de combattre le diable epi to auto, comme ils en ont pris l’engagement solennel dans le baptême.
Aujourd’hui, en cette époque de discussions œcuméniques sur l’unité chrétienne, où l’on voit des hétérodoxes qui cherchent la vérité et admettent les péchés théologiques de leurs ancêtres, l’orthodoxie se doit d’apporter sa contribution. Elle ne le pourra qu’à condition de rejeter d’abord toutes ses prétentions culturelles, politiques et nationales, pour se concentrer sur sa lutte contre Satan epi to auto. L’unité chrétienne comme la vérité dogmatique ne peuvent paraître que si l’on sait profondément qui est le diable, quelles sont ses méthodes et comment le détruire. L’infaillibilité, c’est la connaissance du démon et de la façon dont Dieu opère sa destruction en Christ, dans le Saint Esprit, epi to auto. Tous les dogmes sont contenus dans l’expérience eucharistique qui, réciproquement, est la pierre de touche de toutes les hérésies.
"…Notre opinion (=doctrine) s’accorde avec l’Eucharistie, et l’Eucharistie à son tour confirme notre opinion (=doctrine) " (Irénée, Contre les Hérésies, IV, 18,5). La vraie raison qui fait que les doctrines hérétiques sur la Trinité, la christologie, le péché, la grâce, les mystères (sacrements), l’ecclésiologie, voire la mariologie, etc…, sont des hérésies, c’est justement qu’elles renversent les présupposés de la vie eucharistique et ainsi déforment la signification de la vie d’amour concrète epi to auto, dans la Chair ressuscitée du Christ.


La Chair ressuscité et vivifiante de Dieu est l’ancre de la foi et de l’amour désintéressé, et elle est donnée aux fidèles epi to auto par l’Esprit du Père. A chaque assemblée eucharistique, Dieu nous donne de participer à Son énergie vivifiante et incréée, par la Chair du Christ, et ainsi nous révèle la Vérité par Son Saint Esprit.


"Car, lorsqu’Il viendra, Lui, l’Esprit de Vérité, Il vous conduira dans toute la vérité… car Il prendra de ce qui est à moi (c’est-à-dire, très probablement, Sa Chair donatrice de vie) et vous le révélera" (Jean 16, 12-16).


La vérité dogmatique est une réalité existentielle et toujours présente, manifestée pleinement par le Saint Esprit à chaque assemblée eucharistique. L’infaillibilité de l’Eglise, exprimée dans les Conciles Œcuméniques et ailleurs, s’enracine dans la vie même d’amour epi to auto. L’infaillibilité est une expérience spirituelle et ne peut, en conséquence, être séparée de la vie d’amour désintéressé dans les mystères. Dieu seul est infaillible, et cet attribut, le Corps du Christ le partage directement et existentiellement dans les mystères concrets de l’unité ; par eux les puissances mêmes du mensonge et de la division sont détruites sous l’action personnelle de Dieu, qui par Son Esprit forme Son Fils en ceux qui croient avec amour.

« Car lorsque vous vous assemblez fréquemment

dans le même lieu

(epi to auto)

les forces de Satan sont détruites

et sa fureur exterminatrice se brise

       sur l’unanimité de votre foi»   (Aux Ephésiens, 13) .




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