Les bases de la foi ecclésiologique orthodoxe


Le trait essentiel de l'Orthodoxie est, qu'elle unit ses fidèles dans une fois à laquelle JAMAIS rien n'a été ajouté, dont rien n'a JAMAIS été retranché, dans laquelle JAMAIS rien n'a été modifié, et qui est identiquement et absolument la même, telle qu'elle fut prêchée par les premiers disciples du Christ.

Notre coup d’œil devra donc être une synthèse, -non pas de l’Orthodoxie comme d’une branche quelconque du christianisme,- mais du christianisme lui-même, dont l’expression, selon la compréhension orthodoxe, se trouve être l’Eglise, la Sainte Eglise, non pas seulement comme motif de crédibilité, mais comme objet même de la foi. Ce qui veut dire qu’elle n’est pas du tout une construction déterminée par une question de droit, mais par la simple présence d’un FAIT. Ceci est caractéristique pour la compréhension orthodoxe.

L’Occident ne voit dans la chrétienté orthodoxe que « des églises », conception qui entraîne des erreurs immenses. Nous venons ici pour tâcher de vous faire saisir ce quelque chose que l’esprit occidental n’a pas aperçu, ce point vital qui est l’essence même de l’Eglise Une et Indivisible selon la conception orthodoxe. C’est l’Eglise Une et Entière, sans distinction de races et de nationalités, l’Eglise dans son UNIVERSALITE, que nous allons tâcher ici de rendre accessible à votre compréhension.



FIGURES CELESTES A. KALOMIROS




Le premier Dimanche du Grand Carême, notre Eglise célèbre la restauration du culte des Icônes, après la terrible persécution déchainée par les Iconoclastes hérétiques contre les Orthodoxes, à travers tout l’empire de Byzance (Romain). Au cours de cette période, un grand nombre de chrétiens furent martyrisés : les uns pour avoir caché chez eux des Icônes, les autres pour avoir confessé qu’il n’y avait pas de christianisme sans Icône, et que les chrétiens qui les reniaient, reniaient en réalité le Christ.

De nos jours, la plupart des gens considèrent comme étroitesse d’esprit, fanatisme, typolâtrie, folie que de sacrifier sa vie pour confesser sa croyance en de tels détails comme on dit. Il est vrai que les chrétiens d’aujourd’hui sont prêts à trahir et sans trop de remords, non seulement les Icônes mais aussi leur foi. On en voit actuellement applaudir en souriant ceux qui marchandent la Tradition de notre Eglise avec les hérésies.


Et pourtant, l’Eglise du Christ, n’a pas considéré comme un "détail" la question des Icônes. Pasteurs et brebis ont compris qu’il n’y a pas dans notre foi des choses primordiales et d’autres secondaires : car notre foi ressemble à un tricot ; lorsqu’une maille échappe, le tout se défait. C’est ainsi que des pères, des mères, des enfants, des moines, des maîtres, des évêques se sont sacrifiés, dans la ferme assurance que leur sang arroserait et fortifierait l’arbre de l’Orthodoxie. Et l’Eglise, après sa victoire, a appelé le jour choisi pour célébrer le rétablissement du culte des Icônes : DIMANCHE DE L’ORTHODOXIE.


Cette question des Icônes, que beaucoup de contemporains considèrent comme "bagatelle", a-t-elle été si grave pour que l’Eglise lui donne une si grande importance, au point de lier l’Icône avec l’idée de la pensée "juste", de la foi "droite" ?

Pour comprendre ce que signifient les Icônes dans la foi et dans la vie de l’Orthodoxie, nous n’irons pas chercher les anciens iconoclastes de Constantinople. Nous avons les nôtres, ceux de notre époque.


Ils se divisent en trois catégories :

1) Les Protestants ou Evangélistes comme ils se nomment eux-mêmes. Ils rejettent les Icônes, les bannissent de leurs temples. Les Protestants, qui forment une foule d’hérésies, opposées les unes aux autres, sont cependant unis dans leur opposition aux Icônes.

2) Les Papistes ou "catholiques ", comme ils se désignent eux-mêmes. Si pour la forme ils l’admettent, l’Icône n’est pas pour eux un objet sacré, mais un simple ornement ; elle est une image pieuse, elle ne porte rien de sacré, rien de saint. Elle est une œuvre humaine, qui suit la mode, comme toute chose humaine.

3) Les "Orthodoxes" dont la foi est vacillante, sont prêts à suivre les premiers ou les seconds. Certains même sont indifférents à l’égard des Icônes. Ils sont influencés par les Protestants, qui disent que les Icônes sont des objets matériels, grossiers, incompatibles avec la religion du Christ, qui est toute spirituelle. D’autres encore, admettent les Icônes chez eux et à l’Eglise, mais ces Icônes là ne diffèrent en rien de celles des Papistes. Comme ces derniers, elles sont privées de tout caractère sacré. Elles sont des œuvres séculières, sans aucun rapport avec le Seigneur et ses saints. Elles peuvent bien en porter le nom, mais elles n’en sont pas moins des peintures théâtrales drapées du Christ et de ses saints.

Voyons maintenant ce que les premiers de ces iconoclastes pensent des Icônes. Leurs arguments sont les mêmes que ceux des iconoclastes byzantins.

Les Protestants disent : la coutume de peindre des Icônes n’a pas de fondement dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament. Ni le Christ, ni ses Apôtres, ne nous ont ordonné de faire des Icônes. Au contraire, dans l’Ancien Testament Dieu interdit catégoriquement cela : « Tu ne feras pas d’image taillée ni aucune figure de ce qui est en haut dans le ciel, ou de ce qui est en bas sur terre, ou de ce qui est dans les eaux au-dessous de la terre. Tu ne te prosterneras point devant elles et tu ne les serviras point » (Ex.20, 4-5) et « De peur que vous ne vous corrompiez et que vous ne fassiez une image taillée, figure de quelque idole, image d’homme ou de femme, toute image d’animal qui vit sur la terre, toute image d’oiseau qui vole dans le ciel » (Deut. 4, 16) et « Prenez garde à vous, pour ne pas oublier l’alliance que le Seigneur votre Dieu a contractée avec vous et pour ne pas faire d’image taillée, de figure quelconque de ce que le Seigneur ton Dieu t’a défendu. Car le Seigneur ton Dieu est un feu dévorant, un Dieu jaloux ». (Deut. 4, 23-24).

Les Protestants disent aussi que dans l’Eglise Primitive, aux premiers temps du christianisme, il n’y avait pas d’Icônes ; que les Icônes furent introduites dans l’Eglise par une imitation funeste des païens.

Et que répondent les saints Pères aux arguments des iconoclastes ?

Voici :

Il est vrai que Dieu a interdit aux Israélites de faire une image de Dieu. Et quelle image de Dieu auraient-ils faites ? Avaient-ils vu Dieu ?

Dans le même chapitre du Deutéronome, où il interdit aux Hébreux de faire son image, Dieu en donne la raison :

« Alors le Seigneur vous parla du milieu du feu ; vous entendiez le son des paroles, mais sans voir de figure : vous n’entendîtes qu’une voix » (Deut. 4, 12).

Quand je vous ai parlé, dit Dieu dans le feu du Mont Horeb, vous n’avez entendu que ma voix. Vous n’avez vu de moi ni image, ni figure. Si donc vous voulez faire quelque chose qui me ressemble, ce ne sera certainement pas mon image, puisque vous n’avez pas vu d’image de moi. Ce ne sera qu’une idole, quelque chose de ressemblant à un homme ou à une femme, à quelque animal qui marche sur la terre ou se meut dans le fond des mers, ou à toute autre créatures. Il vous arrivera, en somme, ce qui est arrivé aux païens, qui ne connaissaient pas Dieu ; les uns ont divinisé des hommes, les autres des animaux, d’autres encore des astres et des créatures.

Et le Deutéronome répète :

« Prenez bien garde à vos âmes, de peur que vous ne vous corrompiez… Car le Seigneur ton Dieu est un feu dévorant jaloux ».

Les Juifs avaient donc raison de ne pas faire d’image de Dieu. Quelle image en auraient-ils fait ? Ils n’avaient entendu que la voix. Mais la voix n’a pas d’image.

Comme on le voit, Dieu n’était pas hostile aux images. S’il a interdit aux juifs de le représenter, c’est tout simplement parce qu’il était Esprit, le seul être vraiment spirituel. L’Esprit, l’Immatériel ne peut être peint que s’il emprunte une figure et apparaît aux hommes.

Quand Dieu s’est révélé et a parlé aux Hébreux, il n’a pas pris de figure. Il était donc impossible de faire de lui une image. Si les Hébreux avaient tenté d’en faire une, elle n’aurait pas été celle de Dieu, mais une fausse ressemblance : une idole.

Mais les Pères continuent de répondre aux iconoclastes de tous les siècles qu’il est faux de dire que l’Ecriture Sainte ne parle nulle part d’images. En effets, alors que Dieu interdisait aux Hébreux de le représenter sur des images, il demandait en même temps à Moïse les choses suivantes et bien étranges :

« Tu feras deux Chérubins d’or… que tu placeras de chaque côté du propitiatoire… Les Chérubins auront leurs ailes déployées vers le haut couvrant de leurs ailes le propitiatoire… en se faisant face l’un à l’autre… Là je me ferai connaître à toi… Je te parlerai du haut du propitiatoire, entre les deux Chérubins qui seront sur l’Arche du Témoignage » (Ex. 25, 17).

Dans un autre livre de l’Ancien Testament, celui des Nombres (7, 89), on lit la narration suivante : « Lorsque Moïse entrait dans la tente de réunion pour parler avec le Seigneur, il entendait la voix qui lui parlait de dessus le propitiatoire placé sur l’arche du témoignage, entre les deux Chérubins. Et Il lui parlait… ».

Ainsi donc, quand Moïse entrait dans la tente du témoignage, il entendait la voix du Seigneur lui parler entre les deux Icônes des Chérubins, placées au-dessus de l’Arche du Témoignage.

Voyez-vous combien les protestants et tous les autres iconoclastes s’égarent, quand ils prétendent que la Sainte Ecriture, c’est-à-dire Dieu, ne veut pas d’images ? Et il n’y avait pas que l’image des Chérubins, la tente entière du témoignage était une image, une Icône du ciel, du Saint des saints du Trône de Dieu, d’où Dieu parlait aux hommes et auprès duquel se tenaient les Chérubins, qui représentent les mondes célestes et jouissent de la familiarité de Dieu.

Et même si Dieu n’avait jamais demandé aux hommes de faire des Icônes, quelle importance y aurait-il à cela ? "On ne voit nulle part le Christ ordonner à ses apôtres d’écrire, ne fût-ce qu’une seule ligne, pas plus que Lui-même n’a écrit quelque chose, pour nous donner l’exemple. Et pourtant, les apôtres ont décrit son Icône avec des mots, dans les livres du Nouveau Testament. Pourquoi, continue saint Théodore le Studite, considérer comme chose naturelle de décrire le Christ avec des mots dans des livres et anormal de le décrire avec des couleurs sur une Icône ? »

Les Protestants prétendent aussi, comme on l’a déjà vu, qu’aux premiers temps du christianisme il n’y avait pas d’Icônes. Mais les Catacombes les ont confondus. Elles sont pleines de peintures murales représentant le Christ, la Vierge, les Martyres de l’époque. Il existe aussi des icônes gravées sur du métal, comme celle qui représente les apôtres Pierre et Paul. Il en existe également sur des vases sacrés des premiers siècles et on en découvre toujours d’autres. Il y a les crucifix que les martyrs portaient sur eux et dont l’un a été trouvé à Tomis de Roumanie, dans la région des mines d’or où les Empereurs Romains déportaient les chrétiens condamnés "ad metalla ", et aux travaux forcés.

Même si les Protestants avaient raison, même si ce qu’ils avancent était vrai –à savoir que dans l’Eglise primitive il n’y avait pas d’Icônes– qu’est-ce que cela prouverait ?

Mais l’Eglise Primitive n’avait même pas la Sainte Ecriture. C’est peu à peu que le Nouveau Testament a été écrit. D’autre part, au début, les livres du Nouveau Testament étaient des manuscrits épars. Ce n’est que longtemps après que l’Eglise a fait un choix parmi un grand nombre d’écrits ressemblants, qu’elle a réunis en un volume qu’elle a appelé le Nouveau Testament.

Faut-il détruire le N.T. parce qu’il n’a pas existé dès le commencement ? Mais qu’y a-t-il eu dès le commencement ? Y a-t-il eu des églises ? Les premières liturgies étaient célébrées dans des chambres hautes et dans des catacombes. Est-ce là qu’il nous faut continuer ?

C’est tout simplement parce que l’Eglise des premiers siècles, pauvre, exposée aux continuelles persécutions, n’avait pas encore ses artistes ni les moyens de créer beaucoup d’icônes ; celles qu’on a trouvées dans les catacombes et ailleurs, suscitent notre admirations, car elles ont été peintes dans des souterrains, sans la lumière du soleil, à la lueur des bougies et sous le glaive des persécuteurs.

Peut-être certains diront : " Nous admettons que dans le christianisme il n’est pas interdit de faire des icônes, nous reconnaissons même que c’est beau, que les images sont des éléments décoratifs pour une église, mais n’allez pas nous raconter que l’icône est quelque chose d’indispensable au christianisme, n’allez pas nous raconter aussi que ces fanatiques qui furent martyrisés lors des persécutions iconoclastes pour défendre les Icônes, savaient ce qu’ils faisaient et si vraiment les icônes valaient la peine que l’on versât son sang pour elles".


-Pourquoi, en vérité, tant de milliers d’hommes furent martyrisés lors des persécutions iconoclastes ?

-Pour la même raison, la même pour laquelle les martyrs des premiers siècles du christianisme se firent égorger ; ils s’immolèrent pour ne pas renier le Christ.

-Mais, dira encore quelqu’un, est-ce que les iconoclastes n’étaient pas des chrétiens ? Quand ont-ils exigé des orthodoxes de renier le Christ ?


-Il est vrai que les iconoclastes se disaient chrétiens, tout comme les iconoclastes contemporains se veulent chrétiens. Mais il ne suffit pas de se dire chrétien pour l’être ; et les iconoclastes de Constantinople comme ceux d’aujourd’hui sont des négateurs du Christ, et voici pourquoi :

Nous avons vu que Dieu, tout en interdisant aux Hébreux de faire son image, avait demandé à Moïse de faire des icônes des deux Chérubins et de les placer dans le Saint des saints, lui indiquant avec beaucoup de détails comment elles devaient être exécutées. Pourquoi donc Dieu, qui demandait de représenter les Chérubins, interdirait-il sa propre représentation ? Comme nous l’avons vu, la réponse est simple : Dieu ne s’était pas manifesté aux hommes dans une forme visible.



Mais quand la "plénitude des temps" est venue et que Dieu a revêtu la chair et s’est fait homme, après avoir vu sa forme, après avoir vu la face de Dieu, nous avions alors, non seulement le droit de faire son image, mais le devoir, l’obligation ; car ne pas faire l’Icône de Dieu dans la forme de la chair qu’Il a revêtue revient à ne pas reconnaître que Dieu s’est fait homme.

La négation de l’Icône, c’est la négation du Christ, c’est la négation de l’économie divine, c’est la négation de notre salut.


Voici comment l’Eglise chante cette vérité :

« Indescriptible dans ta nature divine, maintenant incarné tu veux être décrit ».

« En peignant sur l’Icône ta face divine, nous proclamons clairement ta nativité ».

« Celui qui me voit, voit Celui qui m’a envoyé » dit le Seigneur (Jn 12, 45). Et quelque part ailleurs il dit à Philippe qui lui demande de lui montrer le Père : « Je suis si longtemps avec vous et tu ne m’as pas encore connu, Philippe ? Celui qui m’a vu a vu le Père et comment peux-tu dire montre-nous le Père ? » (Jn 14, 9).

Et c’est justement ce que fait l’Eglise, en montrant à ses enfants, à travers les siècles, l’Icône du Christ ; elle leur montre leur Père Céleste. Elle enseigne et confesse que le Dieu Céleste et inaccessible a revêtu la chair et s’est fait homme par amour pour nous les hommes. Et maintenant nous savons quel Dieu nous adorons, car nous le voyons face à face.

Combien est vraie la parole de saint Jean Damascène : « Ce que l’Evangile nous expose par des paroles, le peintre nous le montre par son œuvre ».



Ainsi donc, pour notre Eglise, l’Evangile et les Icônes sont d’une importance égale. Toute disposition iconoclaste est une folie antichrétienne. Puisque Dieu dans la personne du Christ a offert sa face au monde, c’est une insulte de notre part que de vouloir l’en chasser. Tout ceux qui prétendent être gênés par les Icônes dans leur prière, le sont en réalité par le Dieu incarné. C’est comme s’ils disaient, le Christ a mal fait en prenant la forme et la personne humaine. Les Juifs et les Mahométans qui refusent d’avoir des images, sont conséquents, car ils ne croient pas en l’Incarnation de Dieu. Tandis que les Protestants et les autres iconoclastes sont des insensés, sans justification aucune.

Nous ne pouvons aller au Père, au Dieu immatériel, informel, incompréhensible, que par le Fils, comme le Seigneur lui-même l’a dit ; car le Fils est venu à nous dans la chair, c’est-à-dire dans une forme. Comment rejetterions-nous cette forme 8son Icône) sans courir le risque de ne pas parvenir jusqu’au Père ?

« Nul n’a jamais vu Dieu », dit saint Jean le Théologien, « le Fils Unique qui est dans le sein du Père nous l’a révélé » (Jn 1, 18). Et saint Jean Damascène écrit : « Dieu qui n’a ni corps, ni forme, ne pouvait être représenté dans le passé. Mais à présent qu’il est venu dans la chair et qu’il a habité parmi les hommes, je représente sa face visible ».


Comme l’Evangile, l’Icône nous parle de la vérité. « Je suis la voie, la Vérité et la Vie », a dit le Christ. Sans aucun doute, la Vérité possède son Icône. La Vérité n’est pas quelque chose d’abstrait, elle n’est pas un ou plusieurs concepts. C’est quelque chose de concret, de vivant, Elle est une Personne, la Personne du Christ Incarné.

Quand nous représentons la Personne du Christ sur une Icône, nous ne représentons ni la nature divine, ni la nature humaine, car l’une comme l’autre ne peuvent être décrites. Sur l’Icône, nous représentons la Personne du Christ, c’est-à-dire l’hypostase incarnée de la seconde Personne de la Sainte Trinité, qui unit en Elle, d’une manière incompréhensible, sans confusion et indivisiblement, la nature divine et la nature humaine.

Dans le portrait d’un homme concret on ne représente pas la nature humaine, qui est indescriptible, insaisissable ; de même, dans l’Icône du Christ, on ne représente pas, on ne figure pas la nature divine qui est inaccessible, insaisissable. On ne représente que la personne du Christ, qui volontairement s’est fait homme.

Si les saints étaient représentés sur les Icônes comme de simples hommes, personne n’irait demander aux chrétiens pourquoi ils les représentent. Nul ne s’est jamais scandalisé du portrait d’un homme. Mais les saints ne sont pas représentés sur les Icônes comme de simples hommes dignes de vénération, comme des hommes sanctifiés, déifiés par l’opération divine.

Et cela est un grand scandale pour les âmes des infidèles et des iconoclastes. "Vous êtes des idolâtres, nous disent les Protestants, vous adorez des statues de bois, des images d’hommes".


Nous n’adorons pas des images d’hommes, O hommes aveugles ! Mais la grâce, la force de Dieu qui habite les hommes, leurs corps, leurs icônes comme leurs âmes. L’idolâtrie c’est le culte d’un faux dieu, qui n’a rien que de matériel, qui est le produit de notre esprit. Ce n’est pas de l’idolâtrie que de vénérer un objet sacré, comme l’Icône, l’Evangile, la Croix, puisque la vénération ne s’adresse pas à l’objet en soi, ni à un faux dieu, mais au Dieu véritable, au Dieu d’Abraham, d’Isaac, de Jacob, qui sanctifie l’objet. Ce n’est pas une idolâtrie que de vénérer une créature quand la vénération et le culte reviennent au Créateur qui l’a sanctifiée. Le Christianisme n’est pas une philosophie abstraite. C’est le culte d’une personne concrète, du Christ, du Dieu qui a pris chair et os pour sanctifier la matière de l’univers. En Christ, toute la création a été sanctifiée, la matière est devenue la canal par lequel la grâce de Dieu vient chez les hommes.

Nous vénérons l’Icône, mais nous ne lui rendons pas un culte. C’est à Dieu que nous rendons le Culte. C’est parce que nous adorons Dieu que nous vénérons son icône et l’icône de ceux en qui Il a habité. Le culte est une chose, une autre la vénération. Il en est de même de l’honneur et de la vénération que nous rendons aux saints. Nous honorons les saints et nous les vénérons, parce qu’ils sont les réceptacles de la grâce de Dieu. En honorant les saints et en vénérant leurs icônes, nous adorons Dieu qui les a sanctifiés.


Le corps d’un saint, tant au cours de sa vie qu’après sa mort, est un habitacle de la Sainte Trinité :

« J’habiterai en eux et je marcherai avec eux, dit le Seigneur ».

« Celui qui m’aime, dit le Christ, garde ma parole. Mon Père l’aimera, nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure ».

« Ne savez-vous pas, dit aussi l’apôtre Paul, que vos corps sont le temple du Saint Esprit qui est en vous ? »

Les corps des saints sont des vases de la grâce de Dieu ; durant leur vie comme après leur mort, chacun de nous peut venir y puiser.

C’est pour cela que nous chrétiens orthodoxes, nous vénérons les reliques des saints, leurs "tentes" comme nous disons. C’est pourquoi les icônes des Saints comme leurs "tentes", c’est-à-dire leurs corps, opèrent des miracles, car dans ces créatures matérielles la grâce de Dieu habite.

« Durant leur vie, dit saint Jean Damascène, les saints sont remplis du Saint Esprit. Après leur mort, la grâce du Saint Esprit continue d’habiter leurs âmes, ainsi que leurs formes, leurs corps dans les sépulcres, de même que leurs icônes, et cela non selon l’essence, mais par la grâce et l’énergie ».

Voilà pourquoi, nous les orthodoxes, nous vénérons les icônes. Par la grâce de Dieu, l’Icône participe à la sainteté de son prototype. Par l’Icône, nous participons à cette sainteté, dans la mesure de la pureté de notre cœur, nous recevons la grâce qui jaillit du bois de l’Icône. Nous sommes mystiquement sanctifiés par l’opération du Saint Esprit.

L’Icône est donc une des voies qui nous conduit à Dieu, elle est une échelle qui nous fait monter au Ciel. De même le Temple, l’église où nous nous rassemblons pour les divers offices et la divine liturgie, est un "ciel terrestre " selon l’expression des Pères. Le Christ y est présent par son Corps et son Sang et par son Icône. La toute Sainte, sa Mère, est également présente par son Icône. Tous les saints avec les puissances angéliques y sont également présents par leurs Icônes, placées sur l’Iconostase et tout autour sur les murs.

Pendant la Liturgie, les fidèles réunis dans l’église entrent en contact avec le ciel, parce que les prières liturgiques et les Icônes qui les entourent les y font monter. Qu’on n’aille pas penser que cette ascension est un phénomène psychologique, une pure élévation intellectuelle, atteinte par les paroles de la prière et les Icônes qui nous rappellent le Ciel. Non !

Quel étrange vouloir que le vouloir de Dieu ! Il a choisi l’humble matière que nous méprisons pour en faire le véhicule de sa grâce. L’huile des malades, l’eau du baptême, l’huile du Saint Chrême, le pain et le vin de l’Eucharistie, les corps des saints et leurs Icônes, toutes ces choses matérielles, nous font pourtant monter au ciel, beaucoup plus haut que les idées grandes et sublimes que nous, les hommes, pouvons concevoir avec notre pauvre cerveau.
Que tout ce que nous avons dit jusqu’ici soit considéré comme une réponse à tout ce que les iconoclastes contemporains, Protestants, Evangélistes, Réformés, avancent contre nous.

Il ya aussi, comme on l’a dit au début, ceux qui admettent les Icônes, mais en les déformant, en en altérant le sens, faisant d’elles, d’objets liturgiques et sacrés, des éléments décoratifs, plein de l’esprit du monde et de la chair. Ces iconoclastes se disent "catholiques ". Ils sont plus dangereux que les premiers. Mieux vaut expulser de l’Eglise et de chez soi les Icônes du Christ et des Saints que d’y introduire des peintures qui déforment et ridiculisent les personnages sacrés, déprécient notre religion aux yeux des hommes de ce monde et affaiblissent l’éclat de la flamme spirituelle que doit faire naître en eux la grâce de Dieu.

L’Eglise "catholique " a confié la peinture des églises à des hommes, qui certes, étaient de grands peintres, mais nullement des croyants chrétiens. Ces peintures choisissaient dans les rues de beaux jeunes gens, aux traits plus féminins que virils, les faisaient poser comme modèles et, l’imagination aidant, peignaient un "Christ ", plein de beauté charnelle, aux expressions théâtrales, aux attitudes et aux gestes affectés, étrangers à l’esprit chrétien.

D’autre part, on sait par l’histoire que les tableaux les plus célèbres des peintres de la Renaissance, représentant la vierge, ont eu pour modèles des prostituées renommées de cette époque. Il en fut de même pour la représentation des différents saints.

Avec la tolérance de l’Eglise d’Occident, souvent même avec ses applaudissements et son admiration, ces peintres ont présenté à l’humanité les personnages sanctifiés de notre foi absolument différents de la réalité. Leur but, c’était surtout de montrer leur talent et rien d’autre. Ils n’avaient nul souci d’élever au ciel les âmes de ceux qui regarderaient leurs œuvres. Au contraire, ils n’ont cherché qu’à remplir les yeux et les âmes de la vaine beauté charnelle, étrangère à l’esprit de l’Evangile. Voilà pourquoi cette espèce d’iconoclaste est pire que la première. Il est encore plus honorable, en effet, de renier les Icônes qui, au lieu d’enseigner la religion du Christ, prêchent une religion altérée, déviée, une religion méconnaissable ; mieux vaut n’avoir pas d’Icônes que d’en avoir qui amollissent les âmes des fidèles, nuisent à leur esprit et suggèrent un christianisme bien différent de sa réalité.

Les Occidentaux disent qu’il est normal que différentes écoles de peinture religieuse existent, que chaque peintre tente de peindre le Christ aussi bien qu’il le peut et aussi beau qu’il le sent. Mais le Christ et ses Saints étant des personnes concrètes, ne nous donnent pas le droit de les peindre comme nous les imaginons, fût-ce même avec une pieuse imagination.

Dans le christianisme, l’Icône comme la Parole, parlent de la Vérité. Il n’est pas permis de peindre le Christ selon l’idée que chacun se fait de lui, car ce n’est plus Lui que nous peignons mais un personnage imaginé, que nous appelons arbitrairement Christ.

L’iconographie orthodoxe est par excellence un art réaliste. L’imagination n’y a aucune place. L’Icône comme la Sainte Ecriture se fonde sur des données historiques. Elle décrit les données historiques de notre foi avec la couleur et la forme, tandis que la Sainte Ecriture les décrit avec la parole écrite. On peut affirmer qu’une Icône Orthodoxe n’exprime autre chose que ce que dit la Sainte Ecriture. Le Christ doit apparaître sur l’Icône tel qu’il apparaît dans les Saintes Ecritures et dans la conscience de l’Eglise. Un saint doit également figurer sur l’Icône tel qu’il apparaît dans l’histoire et dans les synaxaires. Il est impie et inadmissible d’utiliser l’imagination pour décrire par la parole écrite ou proférée, des faits de la vie du Seigneur. Il est également impie et inadmissible d’utiliser l’imagination pour peindre les mêmes événements avec le pinceau.

La vérité que l’Eglise proclame peut être altérée non seulement par la parole, mais aussi par l’Icône, et ce n’est pas en parlant ou en écrivant qu’on risque de devenir hérétique, mais également en peignant.

Comment un iconographe pourra-t-il donc rester orthodoxe ? Comment évitera-t-il l’écueil facile de l’altération de la Vérité avec son pinceau ? Comment réussira-t-il l’œuvre difficile de transmettre la Vérité dans la figure du Christ et celle des saints qu’il va peindre ?

La voie que doit suivre l’iconographe pour rester orthodoxe dans son œuvre ne diffère en rien de celle que doit suivre le prédicateur ou celui qui écrit des livres religieux. Elee n’est pas différente de la voie de tout chrétien qui veut croire "juste".

Que doit faire un chrétien pour être orthodoxe ? Tout d’abord il doit être humble et avoir le sentiment qu’il est petit et pécheur. L’humilité et la contrition purifieront son cœur pour qu’il voie juste. « L’orgueil pousse à l’innovation, ne pouvant supporter ce qui est ancien », écrit saint Ephrem le Syrien. Le chrétien doit jeûner et prier dans le recueillement. Il doit suivre humblement l’enseignement des Pères de l’Eglise, tâcher d’imiter leur vie, pour devenir digne de la lumière qui vient d’En-Haut. Tout cela est aussi indispensable à l’iconographe qui veut peindre des Icônes orthodoxes. Il doit être humble. Il doit regarder comment les pieux iconographes de l’Eglise ont peint des Icônes au cours des siècles et jusqu’à nos jours et peindre comme eux, sans innover, sans repousser "ce qui est ancien". Il doit beaucoup prier, jeûner, afin que Dieu lui ouvre les yeux de l’âme pour voir ce qui est vrai et ce qui est faux, ce qui est spirituel et ce qui est charnel. Il doit avoir la force de ne pas se soumettre au goût de la clientèle, des prêtres, des conseillers paroissiaux, des particuliers, qui, malheureusement, ignorent ce qu’est une Icône orthodoxe et qui ne peuvent discerner ce qui est esthétique et ce qui ne l’est pas.

Peut-être quelqu’un pensera : puisque l’iconographie orthodoxe est par excellence un art réaliste, qui n’admet pas du tout l’imagination, alors la meilleure Icône c’est la photographie et tout ce qui s’en approche le plus, car elle seule peut représenter une personne avec une parfaite objectivité.

Il n’y a pas d’erreur plus grande que de croire que la photographie peut représenter un homme. Aucune photographie ne l’a jamais représenté, et les millions de photos faites jusqu’à ce jour n’ont pu y réussir.

Une photographie représente les apparences, les réalités extérieures de l’homme. Elle ne peut pas représenter sa réalité intérieure, l’homme dans toute sa plénitude. La photographie représente l’homme comme il apparaît mais pas tel qu’il est dans sa réalité. Grand et admirable serait le peintre, qui tout en faisant le portrait d’un homme, exprimerait en même temps les qualités de l’âme, du cœur, de l’esprit et qui rendrait par les formes, les raisons et le mystère des êtres, des créatures, de la création. Un tel art, un art vrai ne pouvait jaillir que de la Vérité, et seule l’Eglise du Christ pouvait l’enfanter. Et cet art c’est l’Icône orthodoxe, la peinture byzantine. Elle seule peut peindre un être, et en même temps exprimer la vérité de sa face ; elle seule a la force de représenter la sainteté cachée dans le mystère des qualités des Saints, la divine lumière, l’éclat de l’amour divin, la charité, l’humilité, la contrition, l’innocence. Elle seule peut montrer à ceux qui ont des yeux spirituels, la nouvelle création inaugurée par l’incarnation de Dieu, la déification de l’homme.

Les Icônes montrent à nous pauvres hommes le Règne de Dieu qui vient avec puissance, selon la mesure des possibilités de chacun, de sa réceptivité, comme la Transfiguration du Seigneur sur le Thabor a montré aux trois disciples la gloire " autant qu’ils pouvaient voir ".

Les choses spirituelles que cet art révèle à nos yeux ne peuvent être perçues par tous. Seuls le peuvent ceux qui sont en mesure de comprendre la profondeur spirituelle des Icônes byzantines. Les autres en perçoivent la beauté esthétique, et encore…

L’Icône ne représente pas le corps périssable d’un saint, mais la réalité éternelle de sa personne. C’est pourquoi nous disons que l’art byzantin est par excellence réaliste, car il ne se limite pas à une fidèle représentation d’un des aspects de la réalité matérielle, sentimentale, mais avec les pauvres moyens humains, il rend toute la réalité de l’être humain, la réalité de l’homme déifié. A travers le visible, l’Eglise voit l’invisible, à travers le provisoire elle voit l’éternel. Dans l’Icône byzantine, ont lieu d’étranges et d’incompréhensibles rencontres : l’éternité se révèle dans le temps, le ciel descend sur la terre et entoure les mortels. Voilà pourquoi les Pères disent que le temple ou l’église, cet édifice où se rassemblent les fidèles, avec ses Icônes peintes sur les murs et sur le bois, avec tout ce qui s’y dit, tout ce qui s’y célèbre, est une Icône, une image du ciel, une projection du ciel, bien que réalisée par des moyens périssables, sur cette terre périssable.

Pour peindre l’Icône d’un saint, on doit avoir goûté à la sainteté, avoir vécu l’expérience de la grâce de Dieu. On doit avoir reçu, autant que l’âme peut la contenir. La lumière divine. Le peintre qui ne possède pas tout cela, doit alors être très attentif, car chaque coup de pinceau peut le conduire à l’hérésie. Il ne reste alors qu’une voie : marcher fidèlement sur les traces des anciens iconographes et peindre rigoureusement comme eux. C’est ainsi qu’il se gardera de toute erreur et donnera à son œuvre le sceau de l’éternité. Et spirituellement, il sera gagnant, car, attaché aux modèles laissés par nos Pères, il goûtera lui aussi à l’éternité, participera à l’expérience des saints iconographes du passé, à l’expérience de l’Eglise.



Beaucoup de chrétiens sont choqués par l’aspect ascétique des Icônes, ils sont même effrayés par le visage austère du Christ et des saints des Icônes byzantines.


La plupart d’entre eux ne veulent voir dans l’Icône du Christ qu’un homme. Ils craignent de se trouver devant Dieu. Mais le Christ est Dieu-Homme ! Malheur à ceux qui veulent le représenter aux yeux du monde comme homme seulement. Tous ceux qui représentent le Christ, sur ces images "sucre-sel", comme homme ordinaire et ceux qui introduisent dans leurs maisons et dans les églises ces reproductions achetées au bazar (il s’agit ici des mauvaises reproductions des images Saint Sulpice vendues sur tous les bazars de Grèce) ne diffèrent en rien de l’hérétique qui enseigne que le Christ n’est pas Dieu, mais un simple homme, même si dans leur impardonnable indifférence, ils ne comprennent par leur erreur et leur péché.


Comme on l’a dit, on ne devient pas hérétique par la parole seulement ou par la plume, on le devient aussi par les Icônes que l’on accueille chez soi ou à l’église. C’est pourquoi saint Jean Damascène a dit cette parole redoutable : « Montre-moi les Icônes que tu vénères et je te dirais ce que tu crois ». Si saint Jean damascène entrait dans nos maisons et s’il voyait nos Icônes qui sait s’il trouverait beaucoup d’entre nous orthodoxes ?


D’autre part, si l’on examinait ceux qui altèrent les Icônes, on découvrirait que leur foi a changé, qu’elle est devenue psychique, comme le dit l’Apôtre Paul, c’est-à-dire sentimentale, plate, fausse, pas du tout spirituelle.

Que l’aspect ascétique de l’Icône du Christ et de ses Saints ne nous fasse pas peur ; cet aspect austère et douloureux cache ce mystère de la piété en Christ. Il ne faut pas oublier que la plupart des saints, comme on le chante à l’Eglise, ont « par le flot de leurs profonds gémissements et leurs douleurs ont porté du fruit au centuple… » Que l’on n’aille pas penser que cette tristesse en Christ, cette vie dans les larmes et les soupirs est une infortune. Tout au contraire l’affliction en Christ est la seule voie vers le bonheur céleste, auquel les saints goûtent dès ce monde, c’est le deuil joyeux, comme disent les Pères, ce mélange de joie et de tristesse, plein de sérénité, d’humilité et d’amour. « Nul ne connait la joie qui vient des larmes, écrit saint Isaac le Syrien, si ce n’est celui qui a livré son âme à cette œuvre ». C’est donc de l’affliction en Christ que viennent l’allégresse et la joie. Celui qui peut sentir ces choses, sentira la grandeur, la beauté incomparable des Icônes byzantines, que pour l’instant il juge sans attrait, envahi qu’il est par l’esprit du monde.


Voici comment saint Syméon le Nouveau Théologien décrit le changement qui s’opère sur la face de ceux qui progressent dans la sainteté : « Je connais certains d’entre vous, dit-il à ses disciples, qui prennent place à la table commune, avec un cœur contrit et humilié et qui ne mangent aucun des simples mets qui leur sont présentés, mais demeurent en silence, l’âme recueillie et en larmes, pleine de prières et de supplications, d’efforts spirituels, de prosternations, au point qu’ils ont été "transformés en cette bienheureuse transformation" et ont acquis cette beauté ascétique ». Voyez comment ce grand Père de l’Eglise considère la beauté ascétique qu’il appelle "la Belle Transformation " ?


Vraiment belle est l’apparence ascétique des Icônes ; les hommes charnels dont l’esprit est celui du monde, ne peuvent sentir cette beauté et c’est un grand dommage pour leur âme.

Celui qui n’a pas appris à regarder les Icônes byzantines perd beaucoup ! Car leur seule vue procure aux chrétiens un grand bienfait.

Une petite histoire empruntée au "Ghérontikon" (ou vies des Anciens) expliquera mieux que je dis : « Trois frères avaient coutumes de visiter une fois l’an le bienheureux Antoine. Deux d’entre eux interrogeaient le saint au sujet des pensées et du salut de l’âme. Le troisième ne demandait rien et gardait le silence. Longtemps après Abbas Antoine lui dit : "Tu viens ici depuis longtemps et tu ne demandes jamais rien ? " Et lui de répondre : "Père, il me suffit de te regarder".

Vous voyez donc le grand bienfait spirituel que procure la seule vue des Saints et surtout celle des austères ascètes du désert, comme Antoine le Grand ? C’est le même bienfait que procure la vue des Icônes byzantines. Heureux ceux qui possèdent de telles Icônes chez eux et dans l’Eglise de leur paroisse.

Les Icônes ne sont pas des objets décoratifs, mais des objets sacrés. Elles ne sont pas des peintures, des tableaux, mais des porteuses de la grâce divine, des échelles qui montent au ciel, des figures des choses célestes. Elles représentent le royaume des cieux, le Paradis, avec le Christ dans sa gloire, entouré de ses saints, tels des luminaires seconds éclairés par l’énergie de sa divinité. Les Icônes sont les images de la nouvelle création, du monde impérissable et éternel. Elles sont des images de la déification de l’homme, accomplie lors du siège à la droite de Dieu dans les cieux, du Corps adorables et impérissable du Sauveur.

Sous l’humble matière de l’Icône, se cache la force de Dieu, qui a sanctifié les Saints et par eux a fait des miracles. C’est cette force que nous adorons quand nous baisons de nos lèvres une Icône ; quand nous la vénérons, nous rendons notre culte au seul Dieu Trinité.

Ces objets sacrés, nous ne pouvons les créer comme bon nous semble, selon nos goûts charnels, ni les placer comme il nous plaît, comme des tableaux dans un salon ou ailleurs, parmi des objets profanes de ce monde.

Dans chaque maison, il devrait y avoir un coin réservé aux choses saintes : eau bénite, Evangile, Couronnes, phylactères et livres sacrés, avec une lampe toujours allumée. L’encens devrait y monter avec notre prière, encens spirituel.

« Frères, dit saint Grégoire le Théologien, ne faisons pas d’une façon impure ce qui est saint, d’une façon laide ce qui est digne. Pour être bref, ne faisons pas d’une façon terrestre ce qui est céleste. Dans notre religion, tout est spirituel : les actes, le mouvement, le désir, les conversations, la démarche, les vêtements, les gestes ; car l’esprit se répand partout et avec tout cela fait de l’homme un homme de Dieu ».

Et saint Grégoire Palamas écrit : « Tu feras avec amour l’Icône de celui qui s’est fait homme pour nous. Par elle, tu te souviendras de Lui et par elle tu l’adoreras. Par elle, tu élèveras ton esprit jusqu’au Corps Adorable du Sauveur qui est assis à la droite de Dieu dans les cieux. Tu feras aussi les visages des saints et tu les vénéreras, non comme des dieux (cela est interdit)… mais comme Moïse qui a fait les Icônes des Chérubins dans le Saint des Saints. Ce Saint des Saints figurait les tabernacles célestes et le sanctuaire le monde entier. Moïse a appelé ces choses saintes ; il ne leur a jamais rendu gloire, mais par elles, il a glorifié Dieu le Créateur de l’Univers ».



L’Ecclésiologie de st Ignace d'Antioche, par père Romanides





     L’Ecclésiologie de st Ignace d'Antioche






La clef de l'ecclésiologie de saint Ignace tient manifestement dans ses présupposés sur le salut. Comme nous allons le voir, l'Eglise comme Corps du Christ existe, selon saint Ignace, dans le but unique du salut en Christ. Aussi il serait incompréhensible de parler de son ecclésiologie sans étudier d'abord, au moins dans ses grandes lignes, sa doctrine du salut.
Cependant, dans les écrits de saint Ignace que nous pssédons, on ne trouve aucun exposé systématique de cette sotériologie. Circonstance bien naturelle, puisqu'il s'adresse à des chrétiens baptisés, et qu'il leur écrit avant tout sur l'ordre et l'unité interne de l'Eglise, contre des hérétiques bien précis, et, en second lieu, sur l'approche de son propre martyre.


Quoi qu'il en soit, pour faire saisir le fondement sotériologique de la doctrine de saint Ignace sur la manifestation visible de l'Eglise, nous traiterons ci-après les points suivants :



1) le salut (qui nous sauve de la corruption) et l'éthique.

2) l'appropriation du salut en Christ et la conception mystérielle (ou sacrementelle) de l'Eglise.

3) l'Eglise et l'Eucharistie.

4) l'Eglise et la Communauté.

5) le clergé.

6) observation annexes sur l'origine et la base de l'épiscopat.

7) le fondement de l'égalité des évêques.

8) conclusion.







1) Le salut (délivrant de la corruption) et l’éthique.



Saint Ignace écrit ceci : "la virginité de Marie et son enfantement, ainsi que la mort du Seigneur, ont capturé (elaben) le prince de ce monde : trois mystères retentissants, opérés dans le silence de Dieu… De là ce bouleversement universel, parce qu’Il méditait l’abolition de la mort " (Aux Eph. 19). L’abolition de la mort n’est rien d’autre que cette capture de Satan, et elle fut réalisée par ces trois mystères.


Satan, ici, a un lien étroit avec la mort. C’est par le moyen de la mort et de la corruption que le diable règne sur l’humanité devenue captive (Héb. 2,14-15). "L’aiguillon de la mort c’est le péché " (1 Cor. 15,56). "Le péché a régné dans la mort " (Rom. 5,21). A cause de la tyrannie de la mort, l’homme est incapable de vivre l’amour désintéressé, sa prédestination première. Désormais, il trouve en lui, fortement enraciné dès la naissance, l’instinct d’autoconservation. Vivant constamment dans la peur de la mort, il cherche sans cesse la sécurité physique et psychologique, ce qui l’incline à l’individualisme et à l’utilitarisme. Le péché est l’échec de l’homme, son incapacité à connaître, selon sa destinée première, une vie d’amour désintéressé. Cet amour ne cherche pas son bien propre, et c’est la maladie de la mort qui a enraciné en l’homme l’impossibilité de la vivre. Puisque la mort, entre les mains de Satan, est la cause du péché, le royaume du diable et le péché sont détruit par "l’abolition de la mort " (Aux Eph. 19).


Pour saint Ignace, la mort et la corruption sont une condition anormale que Dieu a réussi à détruire par l’incarnation de Son Fils. La cosmologie de saint Ignace n’est ni monophysite, ni monothélite. A côté de la volonté de Dieu et à côté du Bien, existent maintenant et le royaume temporaire de Satan, qui règne par la mort et la corruption, et l’homme, opprimé par le diable, mais en même temps aidé par Dieu. L’homme est libre, au moins dans sa volonté, de choisir l’un ou l’autre. Le monde et Dieu portent chacun son caractère propre : le monde porte la mort, et Dieu la vie (Aux Magn. 5). Cependant, le monde matériel n’est ni mauvais, ni le produit de la chute. Il se trouve actuellement soumis au pouvoir de la corruption (Rom. 8:20-22), mais, en Christ, sa purification a déjà commencé. Notre Seigneur est "né et été baptisé afin de purifier l’eau par sa passion" (Aux Eph. 18).
La vie et l’immortalité n’appartiennent pas en propre à l’homme, mais à Dieu : " Car s’il nous récompensait selon nos œuvres, nous cesserions aussitôt d’exister " (Aux Magn. 10). Dieu Lui-même s’est manifesté dans la chair "pour le renouveau de la vie éternelle " (aux Eph. 19). Le Christ est la source de la vie (Aux Eph. 3 ; aux Magn. 1 ; aux Smyr. 4) et "il insuffle à l’Eglise l’immortalité " (Aux Eph. 17), lui "sans qui nous ne possédons pas la vraie vie " (Aux Tral. 9).


Dans les épîtres de saint Ignace, l’idée d’une immortalité naturelle, attribut propre de l’âme humaine, est complètement absente. Tous, avant comme après le Christ, ont dans Sa mort et Sa résurrection la source de vie. Le Christ a ressuscité les prophètes (Aux Magn. 9) qui "ont été sauvés par leur union à Jésus Christ " (Aux Phila. 5). Il est "le Grand Prêtre… à qui le Saints des Saints a été confié… Il est la porte du Père par laquelle sont entrés Abraham, Isaac et Jacob, et aussi les Prophètes, les Apôtres et l’Eglise "(Aux Phila. 9). Car pour les athlètes de Dieu "le prix de la victoire est l’incorruptibilité et la vie éternelle " (A Pol. 2). "L’Evangile est l’ornement de l’incorruptibilité " (Aux Phila. 9).


L’Eglise a maintenant la paix par le Chair, le Sang et la passion de Jésus Christ (Aux Tral., suscription). La mort du Christ a "capturé " le diable (Aux Eph. 19) et ainsi fait jaillir la vie renouvelée (Aux Magn. 9), de sorte "qu’en croyant à sa mort, vous puissiez échapper à la mort " (Aux Tral. 2). "La passion du Christ… est notre résurrection " (Aux Smyr. 5). Ceux qui ignorent la mort et la résurrection du Christ dans la chair "ont été reniés par Lui, parce qu’ils se sont faits les avocats de la mort plutôt que de la vérité " (Aux Smyr. 5). Celui qui ne Le confesse pas comme "porteur de la chair, l’a en fait déjà renié, étant soi-même un porteur de la mort " (Ibid.) "…s’ils ne croient pas au Sang du Christ, ils n’échapperont pas au jugement " (Ibid. 6). "Ceux, donc, qui parlent contre le don de Dieu trouvent la mort dans leurs contestations " (Ibid. 7).

Saint Ignace insiste nettement et continuellement sur l’absolue nécessité de la foi dans les faits réels et historiques de l’Incarnation de Dieu en la Vierge, de la mort et de la résurrection du Dieu-Homme dans la chair (Aux Tral. 2,9,10 ; Phila. 8,9 ; Smyr. 1,2,3,4,7). "Je désire vous mettre en garde contre l’hameçon des vaines doctrines, et confirmer votre foi dans la naissance (du Sauveur), dans sa passion et dans sa résurrection qui ont lieu sous le gouvernement de Ponce-Pilate " (Magn. 11). La foi dans la chair et dans l’esprit (Smyr. 3) du Christ est la base même de tout l’édifice du Nouveau Testament et de l’éthique chrétienne primitive. La vie d’amour désintéressé et la lutte victorieuse contre les puissances de la mort et du diable sont impossibles sans communion avec la chair vivifiante et ressuscitée du Seigneur.


"Apprenez à connaître ces hommes qui professent l’erreur à propos de la grâce de Jésus-Christ venue sur nous : combien leur conduite est opposée à la volonté de Dieu. Ils n’ont aucun souci de la charité… " (Smyr.6). Saint Ignace vise très probablement ici des hérétiques partisans de doctrines dualistes, qui ignoraient la vraie nature de la création matérielle, et par suite la signification réelle de la mort et de la corruption. On peut supposer que saint Ignace exagère ici l’insuffisance morale qu’il leur attribue. Hypothèse d’autant plus tentante, que l’on découvre que certains des hérétiques attaqués par Ignace admiraient et respectaient les orthodoxes, phénomène qui s’observe encore de nos jours : "Qu’ai-je affaire de louanges de celui qui blasphème mon Seigneur, en niant qu’il ait pris chair ? " (Smyr.5).

Un tel jugement de valeur, toutefois, sur une éventuelle exagération de saint Ignace, implique l’usage de critères éthiques radicalement étrangers au fondement même de sa pensée. Il est impossible d’apprécier à sa juste valeur son critère éthique si l’on part des théories de la loi morale naturelle, qui considèrent la quête de l’homme pour la sécurité et le bonheur comme quelque chose de normal. Or, à l’évidence, saint Ignace fonde la possibilité d’une éthique chrétienne uniquement sur la chair ressuscitée du Christ, et non sur les principes utilitaires et naturels du bonheur. Cette relation de l’éthique chrétienne à la mort et à la résurrection corporelles du Christ doit être bien comprise, si l’on veut saisir exactement les présupposés de l’ecclésiologie ignacienne.

Satan, comme parasite, gouverne la création et l’homme par la mort (Rom. 8,20-22 ; Héb. 2,14). Les enfants de Dieu "par la peur de la mort étaient toute leur vie retenus dans la servitude" (Héb. 2,15). C’est parce que le règne de Satan tenait tout entier dans la réalité physique et matérielle de la mort et de la corruption, que la destruction de Satan n’était possible que par une résurrection réelle de la chair –et non par la fuite de l’âme hors de la création vers une autre réalité de notre invention.


Ayant, habitant en eux, la Chair vivifiante du Christ, les fidèles sont délivrés de l’esclavage du diable ; et par la prière, le jeûne et l’amour désintéressé concrètement réalisé, ils obtiennent, dans la grâce de Dieu, en Christ et par le Saint-Esprit, la capacité de vaincre les conséquences de la mort, c’est-à-dire le péché. "… Les croyants portent, amoureusement, l’effigie de Dieu le Père, par Jésus Christ : et si nous ne sommes pas librement décidés, en Jésus Christ, à mourir de Sa passion, Sa vie n’est pas en nous. " (Magn. 5).

La réalité ontologique et la signification éthique de l’Incarnation sont tout aussi nécessairement unies et inséparables, que la mort et la résurrection du Christ. Nier l’un des deux termes, c’est ici comme là, rejeter aussi le second. Si le pouvoir concret et ontologique de "celui qui avait le pouvoir de la mort, c’est-à-dire le diable " (Héb. 2,14) n’a pas été détruit par la mort et la résurrection du Christ, alors le péché règne encore. "Si le Christ n’est pas ressuscité… vous êtes encore dans vos péchés" (1 Cor. 15,17). Dès lors, la lutte des chrétiens contre le péché et pour le salut, par amour désintéressé, perd toute signification et toute utilité. "Mangeons et buvons, car demain nous mourrons " (Ibid. 15,32).

Outre ces implications éthiques, si le Christ n’était pas ressuscité, il n’y aurait aucune espérance de vie après la mort. "Alors aussi ceux qui se sont endormis en Christ ont péri. Si c’est seulement dans cette vie que nous avons espoir en Christ, nous sommes les plis misérables de tous les hommes" (1 Cor. 15, 18-19). De ce fait, ceux qui nient la réalité de la naissance, de la mort et de la résurrection du Verbe incarné sont des "avocats de la mort", des "porteurs de mort" et "leur nom" s’appelle "infidélité" (Smyr. 5).

Pour saint Ignace, l’éthique chrétienne, dès lors, ne se réduit pas simplement à des lois morales que l’on imagine innées et appartenant à un monde présumé naturel, et que l’on pratiquerait dans le but d’atteindre un bonheur personnel, qu’il soit immanent ou transcendant. La prétendue quête naturelle de la sécurité et du bonheur est, en fait, une vie soumise à la dictature de la mort, ou la chair dominée par la mort, cherchant constamment la sécurité matérielle et morale de l’existence, et des valeurs de même nature. "…Qu’aucun d’entre vous ne considère son prochain avec les yeux de la chair : c’est en Jésus Christ que vous devez constamment vous aimer les uns les autres" (Magn. 5).

L’amour en Christ diffère vivement de l’amour "kata sarka" (selon la chair), c’est-à-dire de l’amour eudémonique et utilitaire de l’humanité dite naturelle. L’amour chrétien "ne cherche pas son intérêt" (Rom. 14, 7 et 15 ; 15,1-3 ; 1 Cor. 13,5 et 13 ; 10,24,29-11,1 ; 12,25-26 ; 13,1 sqq ; 2 Cor. 5,14-15 ; Gal. 5,13 et 6,1 ; Eph. 4,2 ; 1 Thess. 5,11). "Exhorte mes frères, au nom de Jésus Christ, à aimer leur épouse comme le Seigneur aime l’Eglise" ( A Pol. 5). Cet amour est de telle nature que le Christ "n’est s’est pas complu en Lui-même" (Rom. 15,3) mais "Il est mort pour tous, pour que ceux qui vivent plus désormais pour eux-mêmes" (2 Cor. 5,15).

Voilà pourquoi un mariage chrétien qui a comme motif l’amour désintéressé en Christ "est un grand mystère : mais je parle au regard du Christ et de l’Eglise" (Eph. 5,32). Cela veut dire que c’est un grand mystère pour les chrétiens seulement ; non que ceux qui se trouvent hors de l’Eglise ne soient pas mariés, mais parce qu’un mariage chrétien se situe dans une tout autre dimension. C’est pourquoi, "il est bon aussi que ceux qui se marient, tant hommes que femmes, contractent leur union avec l’approbation de l’évêque, afin que leur mariage soit selon le Seigneur, et non selon la passion" (A Pol. 5).

Du fait que le péché a pour principe un être personnel, Satan, la perfection en ce monde dépend, non certes totalement, mais en partie, de la qualité de la guerre menée contre les puissances du démon. Les œuvres bonnes ne représentent pas les clauses d’un marché conclu entre Dieu et l’homme, aux termes duquel Dieu serait tenu de récompenser des actes purement extérieurs de charité utilitaire. Elles sont bien plutôt le fruit de la double lutte contre le diable et pour l’acquisition de l’amour désintéressé et non utilitaire de Dieu et du prochain. Ainsi, la communion à la vie divine à travers la nature humaine du Christ ne suffit pas pour le salut. La vie sacramentelle ne donne aucune garantie magique pour la vie éternelle. Les chrétiens doivent aussi faire une guerre intense contre Satan. "Si nous endurons tous les assauts du prince de ce monde et leur échappons, nous atteindrons Dieu" (ou : nous nous réjouirons en Lui). (Magn.1).

Il est indispensable de saisir les rapports qui unissent de façon indissoluble, dans la Bible et dans l’ancienne Eglise, les puissances destructrices de la mort, de la corruption et de la maladie, avec la personne de Satan, si l’on veut comprendre l’attitude des premiers chrétiens à l’égard de la mort et du martyre. "Ils L’ont touché et ils ont cru, affermis à la fois par sa Chair et par son Esprit : d’où leur mépris de la mort, car ils étaient supérieurs à la mort" (Smyr.3). Celui qui craint la mort et reste donc esclave du péché, son rejeton, est incapable de vivre selon le Christ, "si nous ne sommes pas librement décidés, en Jésus-Christ, à mourir de Sa passion, Sa vie n’est pas en nous" (Magn.5).

Les canons de l’Eglise sont assez sévères pour ceux qui renieraient le Christ par crainte. Le renoncement au Christ provoqué par la peur et la mort était considéré comme une chute entre les mains du diable. Aussi le désir persistant de saint Ignace, que rien n’entrave son martyre prochain, n’était pas l’effet d’un quelconque enthousiasme eschatologique ou d’un dérangement psychique, mais venait, à l’évidence, de la conscience qu’il avait de la relation inséparable entre la mort et Satan. Car c’est Satan qui, avec la coopération de l’homme, est la cause personnelle du mal physique et éthique. Condamné à mort et, aux termes de la loi, déjà mort, Ignace ne pouvait songer à éviter le martyre. Cela aurait signifié : devenir l’esclave de Satan. "Le prince de ce monde veut m’emporter (ou : me capturer) et altérer les sentiments que je porte à mon Dieu (ou : mon opinion sur mon Dieu. Qu’aucun de vous qui êtes à Rome, dès lors, ne l’aide" Aux Rom. 7). Saint Ignace n’était pas un psychopathe. Au contraire, il avait, de la démonologie biblique, une compréhension aiguë (2 Cor. 2,11), qui non seulement gouvernait son approche et sa pratique personnelle de la foi, mais aussi toute la théologie de l’Eglise d’alors sur le martyre. "…Priez pour moi, pour que je réussisse…Si je souffre le martyre, c’est que vous m’aurez aimé ; si j’en suis écarté, vous m’aurez haï" (Aux Rom. 8). "…que mes membres soient mutilés, que tout mon corps soit brisé, que les pires tourments du diable viennent sur moi, pourvu seulement que j’atteigne Jésus Christ" (Ibid. 5).





2) L’appropriation du salut en Christ et la conception sacramentelle de l’Eglise.


Par la victoire du Christ sur la mort et sur Satan, celui qui croit dans la Chair du Christ est restauré dans la communion de vie et d’amour avec Dieu et, uni au prochain, il n’aime "rien d’autre que Dieu seul" (Aux Eph. 9,11 ; Magn. 1). "Il vous convient donc de glorifier en toute manière Jésus-Christ qui vous a glorifiés, afin que, dans votre obéissance unanime, vous puissiez être parfaitement unis les uns aux autres dans un même esprit, dans une même volonté, et que vous teniez tous un même langage sur le même sujet" (Aux Eph. 2).

Pour saint Ignace, la première caractéristique des chrétiens est leur esprit d’amour, concret et désintéressé, ainsi que leur totale unanimité sur la foi (Aux Eph. 20 ; Tral. 12 ; Phil. Susc. ; A Pol.). La foi et l’amour mutuel sont une seule et même réalité, comme le commencement et la fin de la vie en Christ (Aux Eph. 14). L’unité mutuelle dans l’amour est "une image et une manifestation (ou : un enseignement) de l’immortalité " (Magn. 6). "Toutes ces choses ensemble sont bommes si vous croyez avec amour " (Aux Phila. 9). La foi, c’est "d’être réunis ensemble (en synaxis) en Dieu " (Magn. 10). "Dès lors, dans votre concorde et votre amour harmonieux, Jésus Christ est louangé " (Aux Eph. 4). Ce n’est que dans une telle harmonie d’amour que nous pouvons connaître que nous sommes participants de Dieu (Ibid.). "Il est don bénéfique que vous viviez dans une unité sans reproche, afin de jouir toujours de la communion avec Dieu " (Ibid.). De la sorte, la salvation et la sanctification ne sont réalisables que par l’unité de l’amour mutuel, dans la vie du Christ (Aux Eph. 2).


Pour Ignace, l’homme n’a pas, de soi-même, la vie. Dieu seul a la vie en lui-même, il est la Vie-en-Soi (autozoê). L’homme vit par participation. L’homme se trouvant retenu, par le diable, captif dans la mort, sa communion avec Dieu est viciée fondamentalement, et finit dans le tombeau. La restauration effective de la communion permanente et normal entre Dieu et l’homme n’est possible que par une résurrection réelle de l’homme opérée par Dieu Lui-même (Ezéchiel 37, 12 sqq), "Lui qui seul possède l’immortalité " (1 Tim. 6,16). Or, cette immortalité divine, Dieu la communique à la création : elle apparaît donc inséparable de l’énergie divine de l’amour. C’est pourquoi, "le breuvage de Dieu, c’est-à-dire Son Sang,… est l’amour incorruptible et la vie éternelle " (Aux Rom. 7). L’amour de Dieu n’est pas une relation (un pros ti) commandée par des motifs qui la dépassent. Si le Dieu des chrétiens relevait du domaine de la béatitude et s’y trouvait donc soumis, alors toutes ses relations réelles, à supposer qu’il en existât, seraient nécessaires. Or la vie de Dieu le Père qui, par essence, engendre le Fils et projette l’Esprit, est un amour personnel et désintéressé : cet amour, par la grâce et dans une liberté absolue, crée le monde ex nihilo par le Fils et dans le Saint Esprit, et, de même, maintient, sauve et sanctifie la création, non par des moyens créés, mais par sa propre énergie incréée.

Le salut n’est donc pas un simple rétablissement des relations adéquates entre Dieu et l’homme. Tout au contraire, le salut pour l’homme consiste à être restauré à la vie, que Dieu seul donne aux créatures. La grâce salvifique, dès lors, est l’énergie même de Dieu, vivifiante et incréée, qui régénère et justifie l’homme par la victoire sur le démon. La Chair du Christ est source de vie et de justification, non comme chair, mais comme Chair de Dieu. C’est pour cette raison que saint Ignace peut écrire : " Je désir le breuvage de Dieu, c’est-à-dire Son Sang" (Aux Rom. 7 ; cf Eph. 1)


Les doctrines moralisantes de la rédemption, qui posent l’homme d’ores et déjà en possession d’une âme immortelle, et font donc dépendre le salut d’un changement d’attitude de Dieu, de telle façon que chacun des deux partis trouve son compte à la transaction –de telles doctrines ne trouvent absolument aucune place dans la pensée de saint Ignace. La rédemption ne se ramène pas à un simple ajustement ou ré-arrangement des psychismes divin et humain. Ni non plus à un problème intellectuel- celui de l’identification des conceptions humaines avec les prototypes (universaux) immuables de l’essence divine, qui tous ensemble constituent la vérité. Ce n’est pas la relation adéquate de deux immortalités, celle de Dieu et celle de l’homme, qui est en jeu ; mais bien la restauration d’une immortalité perdue, maintenant prise dans les liens de la mort et, par suite, moralement corrompue.

Seule la participation à la vie divine et à l’amour de Dieu en Christ, permet, par l’amour concret du prochain, d’atteindre à l’immortalité, à la justification et à la victoire sur la mort (Aux Eph.20 ; Rom.7 ; Smyr. 7). Voilà précisément pourquoi ceux qui vivent en Christ dans l’amour mutuel et désintéressé deviennent "des pierres du temple du Père, équarries pour l’édifice de Dieu le Père, élevées jusqu’au faîte par le palan de Jésus Christ, qui est la Croix, avec le Saint Esprit pour corde… Vous, donc, aussi bien que tous vos compagnons de route, êtes des théophores (porte-Dieu) et des naophores (porte-temple), des porteurs du Christ et de Sa sainteté, ornés en tout par les commandements de Jésus Christ " (Aux Eph.9 ; cf aussi 15 ; Magn. 12 ; Phila. 7). Les chrétiens font toutes choses ensemble "dans le Fils, le Père et l’Esprit " (Magn. 13).

La conception mystérielle de l’Eglise comme Corps du Christ ne provient pas, chez Ignace, d’un enthousiasme personnel pour une union mystique avec Dieu, tel qu’on le trouve chez certains philosophes. Ces mystiques-là cherchent à voir individuellement des visions toujours plus claires des vérités éternelles contenues dans l’essence de l’Un, l’âme surpassant ou traversant les phénomènes matériels pour s’unir à la Réalité. La mystique d’Ignace n’a rien à voir avec la mystique philosophique ou avec le mysticisme naturel, qui supposent, au principe de leur quête, que la Réalité consiste dans ce dépassement du monde matériel, en sorte que deux immortalités naturelles _-deux immortels par nature-, l’âme et Dieu, puissent se réunifier.

Pour Ignace, ce monde-ci est la réalité même, parce qu’il a été créé par Dieu pour cela, et la preuve en est la résurrection historique du Christ, qui sauve le temps et l’histoire, et non pas du temps et de l’histoire.

En très vif contraste avec ses adversaires, de mentalité spiritualiste, Ignace présente un mysticisme intégralement christocentrique, disons mieux : sarcocentrique –c’est-à-dire où seuls la Chair et le Sang du Dieu-Homme ressuscité sont source de vie et de résurrection pour tous les hommes et dans tous les âges (Aux Eph. 1,7,19,20; Magn. 6,8; Smyr. 1,3; A Pol. 3; Magn. 9; Phila. 5,9).


La nature humaine de Dieu est le salut même, c’est-à-dire

1) la restauration de l’immortalité dans ceux qui participent concrètement à elle dans l’amour désintéressé ;

2) la justification de l’homme par la destruction de la mort et du diable, accusateur et geôlier de l’humanité ;

3) le don de pouvoir vaincre le diable, en luttant pour l’amour désintéressé de Dieu et du prochain dans la chair du Christ.

Ce mysticisme d’Ignace, centré sur le Christ et Sa Chair, ne représente pas un luxe doctrinal, simplement bon pour les plus enthousiastes ; tout au contraire, il est d’une absolue nécessité pour le salut, et constitue la base même de son ecclésiologie, qui est, en fait, celle du Nouveau Testament et de l’Ancienne Eglise.



3) L’Eglise et l’Eucharistie

L’homme est sauvé par la communion à la vie divine dans la nature humaine du Christ, communion qui s’obtient par l’amour du prochain ; mais "là où il y a des divisions et de la colère, Dieu n’habite pas" (Aux Phila. 8). "Celui qui aime pas son frère demeure dans la mort… Et c’est ici son commandement : que nous croyions au nom de Son Fils Jésus Christ, et que nous nous aimions les uns les autres, selon le commandement qu’il nous a donné. Celui qui garde Ses commandements demeure en Dieu, et Dieu en lui ; et nous connaissons qu’Il demeure en nous par l’Esprit qu’Il nous a donné" (1 Jn 3, 14 et 23-24). C’est pourquoi, "fuyez les divisions, comme la source de tous les maux" (Smyr. 7). "Frères, ne vous égarez pas. Quiconque suit l’initiateur d’un schisme dans l’Eglise n’héritera pas le Royaume de Dieu" (Phila. 3).

La participation à l’amour de Dieu dans l’union mutuelle, qui fait réellement communier à la vie divine, peut s’affaiblir, voire disparaître, si l’homme ne prend pas assez garde aux voies de Satan. "Fuyez donc les artifices et les pièges perfides du prince de ce monde, de peur qu’oppressés par sa volonté, vous ne faiblissiez dans votre amour" (Phil. 6). "Ne vous laissez pas oindre de la mauvaise odeur des enseignements du prince de ce monde ; qu’il ne vous entraîne pas captifs loin de la vie qui vous offerte" (Aux Eph. 17). " Car il y a beaucoup de loups (des hérétiques qui arrachent les plus faibles et les entraînent hors de l’Eglise), apparemment dignes de foi, qui, par l’appât d’un plaisir pernicieux, ravissent ceux qui couraient vers Dieu : mais dans votre unité ils n’auront aucune place" (Phila. 2).

L’unité mutuelle des chrétiens dans l’amour du Christ empêche la victoire de Satan, puisque l’amour est le Sang du Christ et la vie éternelle par lesquels le diable est détruit.

"Prenez donc soin de vous réunir plus souvent ensemble pour rendre grâces à Dieu et manifester sa louange. Car, lorsque vous vous assemblez fréquemment dans le même lieu (epi to auto), les forces de Satan sont détruites et sa fureur exterminatrice se brise sur l’unanimité de votre foi" (Aux Eph. 13). "Que personne ne s’abuse lui-même : si quelqu’un n’est pas à l’intérieur de l’autel (lieu de sacrifice), il est privé du pain de Dieu… Celui donc, qui ne se rend pas au lieu désigné (epi to auto), a déjà manifesté son orgueil et il s’est condamné lui-même "(Aux Eph. 5). "Celui qui est à l’intérieur de l’autel (lieu de sacrifice) est pur, mais celui qui est à l’extérieur n’est pas pur" (Tral. 7).


L’Eglise visible –l’Eglise visible et l’Eglise invisible constituant, pour Ignace, une seule et même réalité- se compose ainsi des fidèles baptisés qui font une guerre intense contre Satan et contre les conséquences de son pouvoir enraciné dans la mort ; et ils la mènent grâce à l’unité de leur amour mutuel ancré dans la nature humaine et vivifiante du Christ ; enfin, ils manifestent cette unité et cet amour dans l’Eucharistie concrète en laquelle leur vie même et leur salut prennent source. En d’autres termes, l’Eglise a deux aspects positif –l’amour, l’unité, et la communion d’immortalité des uns avec les autres et avec les saints, dans le Christ ; et un aspect négatif –la guerre menée contre Satan et ses puissances, déjà vaincus dans la Chair du Christ par ceux qui vivent en Christ au-delà de la mort et qui attendent la seconde et universelle résurrection, la victoire totale et définitive de Dieu sur Satan. La christologie est l’aspect positif de l’Eglise, mais elle est conditionnée par la démonologie biblique, qui est la clé de sa juste compréhension et le facteur négatif dont dépendent à la fois la christologie et l’ecclésiologie. Ces dernières, en effet, restent inintelligibles sans une connaissance exacte du travail et des méthodes de Satan. "C’est dans ce but que le Fils de Dieu s’est manifesté : pour détruire les œuvres du diable" (1 Jn 3,8).

De ce double aspect, il résulte assez clairement que le baptême n’est pas une garantie magique contre la possibilité de retomber esclave du diable et donc d’être exclu du Corps du Christ (1 Cor. 5, 1-13 ; 2 Thess. 3, 6-14, 2 Tim. 3,5 ; Rom. 11,21 ; " ne soyons pas donc trop confiants sous prétexte que nous sommes une fois devenus membres de ce Corps" dit saint Jean Chrysostome, 3ème Homélie sur l’Epître aux Ephésiens, 4.). L’amour désintéressé, condition sine qua non du salut (1 Cor. 13,1 sqq), n’est pas une chose qui puisse s’acquérir par une simple décision intellectuelle ; ni par la conviction psychologique qu’on est devenu l’objet d’une grâce irrésistible et désormais prédestiné. Au contraire, le véritable amour non-utilitaire et désintéressé, ne peut se former chez les fidèles que par la puissance de la mort et de la résurrection du Christ, grâce à un intense effort d’abnégation dans la lutte spirituelle et une guerre totale contre Satan.


De ce côté-ci de la mort, le Corps du Christ est l’Eglise de la Pâque (du Passage), traversant continuellement la Mer Rouge et échappant constamment aux forces de Pharaon (le diable), par sa participation à la mort et à la résurrection du Christ epi to auto. A chaque Eucharistie, le peuple élu, la Nouvelle Sion, se rassemble triomphalement le long de la Mer Rouge, sur la rive opposée à celle de Pharaon et glorifie Dieu pour le salut déjà accordé, dans l’attente de la victoire finale. Sur la difficile et dangereuse route de la Terre Promise, de dimanche en dimanche et de jour en jour, chacun peut tomber entre les mains de Satan et être coupé du Corps du Christ. A chaque réunion epi to auto, par le moyen de l’Eucharistie célébrée fois après foi, le Corps du Christ, l’Eglise qui se trouve de ce côté-ci de la mort, se constitue graduellement  –le Verbe fait Chair se forme progressivement dans les fidèles par le Saint Esprit (1 Jn 3,23-24), et ainsi l’Eglise, quoique déjà Corps du Christ, ne cesse de devenir davantage ce qu’elle est.





4) L’Eglise ou la communauté.

Puisque, pour Ignace, l’Eucharistie est le centre où s’exprime et s’épanouit l’amour incarné, qui se concrétise en immortalité, et, en même temps, l’arme assurant la défaite continue du démon, il est assez clair que la liturgie concrète sera le pivot de la foi agissante. La participation à cette liturgie concrète est le seul indice certain d’une communion ininterrompue avec Dieu et avec le prochain, jusqu’au salut.

L’unité de l’amour désintéressé en Christ, amour des uns pour les autres et de tous les saints, est une fin en soi –non un moyen en vue d’une autre fin. La présence de quelque autre motif que ce soit, utilitaire ou eudémonique, en dehors de l’amour total et désintéressé signifie purement et simplement l’asservissement aux puissances de Satan. "…n’aimez rien que Dieu seul" (Aux Eph. 9,11 ; Magn. 1).
Si l’on comprend ainsi la vie eucharistique de l’amour désintéressé, comme fin en soi et condition unique de l’appartenance permanente à l’Eglise, on voit que les relations entre communautés ne peuvent être d’infériorité ni de supériorité. Aucune communauté ne peut non plus faire partie d’une autre, puisque la plénitude du Christ se trouve dans l’Eucharistie elle-même, qui est le centre possible, le point culminant et l’achèvement de la vie d’unité et d’amour. "… partout où est Jésus Christ, là est l’Eglise Catholique" (Smyr. 8).

En outre, le diable n’est pas détruit par une idée abstraite d’unité et d’amour. Il ne peut être défait que localement, par l’unité de foi et d’amour existant dans le peuple réel de fidèles vivant ensemble leur vie en Christ. Une fédération abstraite de communautés, dans laquelle chaque corps serait membre d’un corps plus grand, réduit l’eucharistie à un rôle secondaire, et rend possible l’idée hérétique qu’il existe une manière d’appartenir au Corps du Christ plus haute et plus profonde que la vie concrète de l’amour pratiqué hic et nunc envers des êtres réels : dès lors, c’est tout le sens de l’Incarnation de Dieu et de la destruction de Satan, survenue dans un endroit déterminé et à une époque déterminé de l’histoire, qui est réduit à néant. En vérité, chaque individu devient un membre du Corps du Christ spirituellement et physiquement, à une certaine époque et dans un certain lieu, en présence de ceux avec qui il va devenir un. Ceux qui partagent un seul pain sont un seul corps (1 Cor. 10,17). Ce partage d’un seul pain ne peut pas exister en général, mais seulement localement.

Il y a, pourtant, plusieurs centres liturgiques, participant chacun à un pain, mais totalisant à eux tous plusieurs pains. Néanmoins, il n’y a pas plusieurs Corps du Christ, mais un seul. Dès lors chaque communauté possédant la plénitude de la vie eucharistique est reliée aux autres communautés non par leur participation commune à quelque entité supérieure à la vie eucharistique locale, mais par leur existence identique en Christ. "…Où est Jésus Christ, là est l’Eglise Catholique" (Smyr.8).



5) Le Clergé.

Les trois ordres du clergé "ont été établis selon la pensée du Christ, (ce clergé) que, de sa propre volonté, Il a affermi dans la certitude, par Son Saint Esprit" (Phila. Susc. ; voir aussi Eph. 3,6 et Phila. 4).

La Sainte Eucharistie étant "la médecine d’immortalité", il s’ensuit que l’unité avec les dépositaires des mystères, qui se sont vu confier le rite liturgique correct et le juste enseignement de ces mystères, constitue une condition absolument indispensable pour le salut. Ainsi, "soyez unis à votre évêque et à ceux qui vous président, formant ainsi une image et un enseignement de l’immortalité" (Magn. 6). Toutes les choses qui ont rapport à l’Eglise doivent se faire d’un seul corps avec l’évêque, les prêtres et les diacres (Magn. 4,6,7 ; A Pol. 6), parce que la vie de l’unité epi to auto (au même endroit) est centrée sur eux (Aux Eph. 2,4,5 ; Tral. 7 ; Phila. Susc. ; A Pol. 6). L’unité dans l’évêque est une image de l’unité de l’Eglise avec le Christ et du Christ avec le Père (Aux Eph. 5 ; Magn. 2,13 ; Tral. 7 ; Phila. 2,3 ; Smyrn. 8,9). La soumission à l’évêque est une icône de la soumission à Dieu, au Christ, et des uns aux autres (Aux Eph. 5,20 ; Magn. 2,13 ; Phila. 7).


Dans la pensée de saint Ignace, il existe une corrélation indissoluble entre l’évêque et l’Eucharistie. L’unité avec l’évêque et l’unité réciproque des fidèles dans l’unique pain de l’autel ne sont précisément qu’une seule et même réalité. Il y a une seule Chair du Christ, une coupe, un autel, comme il y a un seul évêque. " Aussi, veillez à avoir une seule Eucharistie –car il y a une seule Chair de Notre Seigneur Jésus-Christ et une seule coupe dans l’unité de Son Sang, et un seul autel, comme il y a un seul évêque, ensemble avec les prêtres et les diacres, mes concélébrants-, de telle sortes que «quoi que vous fassiez, vous le fassiez selon Dieu" (Phila. 4 ; doivent également être interprétés à la lumière de ce passage : Aux Eph. 20 ; Magn. 7 ; Tral. 7 ; Phila. susc.).

La liturgie est une prérogative de la charge d’évêque, sous la surveillance duquel tous les mystères doivent être accomplis. "Que personne ne fasse rien des choses de l’Eglise sans l’évêque. N’acceptez que l’Eucharistie célébrée par l’évêque ou par celui qu’il en a chargé" (Smyr. 8). C’est seulement en cas de nécessité que l’Eucharistie pouvait être célébrée sous l’autorité d’un prêtre, comme il ressort clairement de ce passage : "il n’est pas permis de célébrer un baptême ou de donner un banquet (une agape) sans l’évêque" (Ibid.). Le principe selon lequel un banquet même nécessite la présence de l’évêque, semble incompréhensible et incroyablement étrange, à moins d’admettre que dans la pensée et l’expérience de saint Ignace, chaque centre liturgique exigeait un évêque –autrement dit, qu’il y avait une liaison indispensable entre l’évêque et le centre liturgique.
Ce qui rend encore plus claire cette relation essentielle qui lie l’épiscopat à un seul centre eucharistique, c’est que saint Ignace nous présente l’unité locale des chrétiens en Christ epi to auto (au même centre) comme manifestée de façon claire et visible par leur unité dans la personne, ou dans la fonction, de leur évêque. "Il est manifeste, dès lors, que nous devons regarder vers l’évêque comme vers le Seigneur Lui-même" (Aux Eph. 6). "…Prenez garde de faire toute chose en harmonie avec Dieu, l’évêque présidant à la place de Dieu" (Magn. 6). "Quand vous êtes soumis à l’évêque comme à Jésus Christ, vous me semblez vivre non à la manière des hommes, mais à celle de Jésus Christ" (Tral.2). "…Révérez tous l’évêque comme Jésus Christ" (Ibid. 3). "Là où se trouve le berger, suivez comme les brebis" (Phila. 2). "Partout où est Jésus Christ, là est l’Eglise Catholique" (Smyr.8).

Sans aucun doute, saint Ignace, ici, tire de la pratique de l’Eglise sa conception de l’évêque comme image du Christ. Il ne voit jamais les prêtres comme des icônes du Christ, ni comme tenant la place de Dieu, ce qu’il n’aurait évidemment pas manqué de faire, s’ils avaient été, dans des communautés sans évêques, les administrateurs attitrés et habituels des mystères et le centre de la vie locale en Christ epi to auto. Au contraire, il parle toujours des prêtres au pluriel ou du corps presbytéral dans son ensemble, comme tenant la place des Apôtres (Magn. 6 ; Tral. 2,3 ; Phila. 5 ; Smyr. 8) et jouant le rôle d’un "conseil de Dieu" (Tral. 3). Il aurait été parfaitement absurde pour Ignace de comparer la présence de l’Eglise Catholique dans le Christ à la présence du peuple dans l’évêque (Smyr.8), si chaque communauté locale n’avait possédé un évêque. Est-il possible qu’Ignace ait cru que le Christ n’est pas présent avec toute Sa gloire dans l’Eucharistie lorsque c’est un prêtre qui célèbre ? Cette hypothèse n’est guère envisageable, puisqu’il rappelle avec insistance que "partout où Jésus Christ est, là est l’Eglise Catholique" (Smyr.8).


Selon saint Ignace, les fidèles ne sont pas sauvés par l’intermédiaire de l’évêque en tant qu’individu et possesseur, comme tel, d’une sorte d pouvoir magique. L’Eglise, en tant qu’elle est le Corps même du Christ, possède Dieu Lui-même, qui opère le salut en Christ par Son Saint Esprit dans les mystères concrets. C’est ici que réside toute la théologie de l’épiclèse : par l’invocation de l’Esprit Saint sur elle, la communauté est sans cesse revivifiée et justifiée, dans la vie de l’amour, issue de la chair du Christ ; par elle encore, le diable est constamment jugé comme faux accusateur et se voit détruit ; par elle enfin, le monde est perpétuellement convaincu de péché, puisqu’il n’a pas la foi qui le conduirait vers la communauté du salut, laquelle vit cette vie d’amour concret en Christ (Jean 16, 7-11).


La grâce salvifique de Dieu est Sa propre énergie incréée, car seul Celui Qui a le pouvoir de créer ex nihilo peut vivifier et par là justifier l’homme en tuant le diable. Ainsi l’évêque est la condition sine qua non du salut, non comme individu, en tant qu’il serait une sorte d’intermédiaire magique entre Dieu et l’homme, mais comme le centre nécessaire de la vie concrète en Christ epi to auto (en un même centre) : c’est lui qui, conjointement aux prêtres et aux diacres, a reçu la mission d’administrer fidèlement et correctement les mystères et de dispenser la vraie doctrine à leur sujet. Quand saint Ignace dit de l’évêque, du presbyterium et du diaconat qu’ "en dehors d’eux, il n’y a pas d’Eglise" (Tral.3), il veut clairement dire ceci : "En dehors d’eux, il n’y a pas de communauté locale".


Dans le cadre et les présupposés rappelés ci-dessus, on comprend pourquoi Ignace peut affirmer fortement que "faire quelque chose en cachette de l’évêque, c’est adorer le diable" (Smyr.9). "Fuis, dès lors, ces pousses mauvaises au fruit porteur de mort, qui tue dès qu’on y touche" (Tral. 11). L’autel et l’évêque sont inséparables. Celui qui est hors de l’autel n’est pas soumis à l’évêque. "Que personne ne s’abuse lui-même : si quelqu’un n’est pas à l’intérieur de l’autel, il est privé du pain de Dieu. Car si la prière d’un ou deux possède déjà un tel pouvoir, combien plus, alors, celle de l’évêque et de toute l’Eglise ! Celui, dès lors, qui ne s’assemble pas avec l’Eglise, a déjà manifesté son orgueil et s’est condamné lui-même… Faisons donc attention à ne pas nous opposer à l’évêque, afin de rester soumis à Dieu" (Aux Eph. 5). "…une Chair, …une Coupe, …un autel, de même qu’il y a un évêque" (Phila. 4).

Comme centre d’unité dans la vie mystagogique, l’évêque est d’une absolue nécessité pour le saut. Mais son ministère n’est pas quelque chose d’indépendant de celui des fidèles. L’évêque tient "le ministère qui appartient à la communauté (ou au peuple –ten diakonian ten eis to koinon anekousan), non de lui-même, ni des hommes, ni pour la vaine gloire, mais par l’amour de Dieu le Père et du Seigneur Jésus Christ" (Phila.1). Quand une communauté envoie des délégués auprès d’une autre, ils sont élus par un concile et non désignés par l’évêque. "Il convient, ô bienheureux Polycarpe béni de Dieu, d’assembler un concile agréable à Dieu et d’élire quelqu’un qui ait tout votre amour…" (A Pol. 7).





6) Observation annexes sur l’origine et la base de l’épiscopat.

L’idée que l’évêque est maintenant ce que furent autrefois les Apôtres, ne se trouvent aucunement dans les épitres d’Ignace. Il est significatif de voir que ce sont les prêtres qu’il compare toujours aux Apôtres.
On trouve dans la pensée d’Ignace une distinction entre les Apôtres et les évêques. Les Apôtres pouvaient commander généralement partout, tandis que la juridiction d’un évêque se limite à une communauté. "Aurai-je, une fois autorisé à écrire sur ce sujet, si haute opinion de moi-même, que j’en vienne, moi le condamné, à vous commander comme si j’étais un apôtre ? " (Tral. 3 : ou, selon la recension longue : "Je ne donne pas d’ordres comme Pierre et Paul le faisaient. Eux étaient Apôtres, et je ne suis qu’un condamné ; ils étaient libres, et me voilà, jusqu’à présent, esclave" (Aux Rom.4).


Il est tout à fait évident que saint Ignace reflète ici l’attitude et l’esprit d’une époque qui vivait encore dans l’ombre et le souvenir des grands Apôtres morts depuis peu, et où personne n’aurait osé comparer la charge de l’évêque à celle d’un apôtre. Pour Ignace, l’évêque est le centre liturgique d’un groupement local de fidèles qui se réunissent ensemble dans l’amour epi to auto (au même endroit). L’apôtre, lui, parcourait l’univers pour fonder des Eglises. Saint Paul écrit : "Le Christ m’a envoyé non pour baptiser, mais pour annoncer l’Evangile" (1 Cor. 1, 17). Saint Ignace écrit : "Il n’est pas permis de célébrer un baptême ou de donner un banquet sans la présence de l’évêque" (Smyr. 8).

Il n’est pas possible de comprendre les origines de l’épiscopat en comparant les évêques aux apôtres et en tâchant de prouver qu’il n’y a, des uns aux autres, qu’une simple différence de noms. Tout au contraire, si l’on veut trouver la source et le fondement de l’épiscopat, il faut se reporter à la pratique liturgique de l’Eglise et à la doctrine de l’Eglise telle qu’elle se définit par cette vie liturgique, étroitement dépendante des doctrines bibliques concernant le Christ –christologie- et les démons –démonologie. Il apparaît comme indispensable de saisir le sens de la très concrète communion d’immortalité et d’amour dans le Christ epi to auto (réalisée en un lieu précis), en tant qu’elle est la condition unique du salut : ce n’est qu’à ce prix qu’on peut comprendre la vie et la doctrine de l’Eglise des premiers temps.



Comme tous les fidèles communiaient à chaque Eucharistie, et qu’il était nécessaire de s’occuper des divers groupes de catéchumènes et de pénitents, il est bien évident que le corps des prêtres et celui des diacres étaient tout-à-fait indispensables, pour concélébrer avec l’évêque et former le conseil qui l’aidait dans la réglementation des pénitences, la préparation des catéchumènes et, d’une manière générale, dans le gouvernement et l’instruction de la communauté. Ce qui distingue le clergé du reste de la communauté, ce n’est pas un pouvoir individuel d’administrer les mystères, à titre de corps intermédiaire entre Dieu et l’homme. La communauté tout entière est le Corps du Christ, dans lequel Dieu en personne opère directement le salut par les mystères concrets.
Le trait distinctif du clergé réside plutôt dans la responsabilité qui lui incombe de protéger les communiants, membres du Corps du Christ, de la contamination du démon. Pour ce faire, il ordonne comme il convient la réception, par le baptême, de nouveaux membres de l’Eglise, il protège à tout instant la vie du corps entier, en maintenant à l’extérieur l’esprit malin de la division et les motifs inavoués de l’individualisme.


Les représentants du clergé ne sont pas au-dessus du corps local, mais membres de ce corps, avec le charisme particulier qui fait d’eux le centre d’unité et la force de régulation qui protège et accroît (Eph. 4,11-13) la vie d’amour concret en Christ. Ignace écrit à Polycarpe : "Tiens ton poste avec tout le soin possible… préserve l’unité, ce bien que rien ne surpasse" (Pol. 1).



7) Le fondement de l'égalité des évêques.

La raison première de l’affirmation, fréquente chez les Pères, de l’égalité de tous les évêques (voir, par exemple, saint Cyprien, Sententiae Episcoporum, op. 1), n’est intelligible que si l’on suppose
1. Que la vie eucharistique concrète, dans sa manifestation locale, est une fin en soi ;
2. que les communautés individuelles sont liées les unes aux autres par leur existence identique en Christ ;
3. que la plénitude du Christ habite dans les fidèles qui se réunissent ensemble dans la vie du Christ epi to auto ;
4. que l’épiscopat est une part indissociable de cette vie locale epi to auto.

L’ordre épiscopal n’était pas une entité existant en soi, de soi, au-dessus ou à côté de l’Eglise locale. Il était bel et bien inclus dans l’Eglise, et étant donné que l’Eglise visible ne pouvait se définir que comme Corps du Christ, manifesté localement dans sa vie mystérielle, l’épiscopat avait aussi un caractère local très net. La présence d’évêques jusque dans les villages les plus petits et les plus reculés de l’empire, ne peut s’expliquer autrement que par cette nécessité d’avoir un évêque et un conseil presbytéral présents dans chaque centre eucharistique et responsables de sa vie. Dès lors, les évêques étaient égaux parce que les communautés étaient égales. Une manifestation locale du Corps du Christ ne peut être Corps du Christ plus au moins qu’une autre. De même, l’image vivante du Christ – l’évêque– ne pouvait être plus au moins image qu’une autre image, parce que le Christ, dont tous les évêques sont l’image, est Un, Identique et Egal à Lui-même.


Les premières communautés sans évêques sont apparues dans les grandes villes, où la population chrétienne était devenue trop importante pour continuer à se contenter d’un seul centre liturgique. Tandis que dans la cité d’Alexandrie, les divers centres liturgiques ont d’abord eu chacun évêque (P. Trembelas, Taxeis Cheirothesion kai Cheirotonion, Athènes 1949, p.26-29,n.), à Rome, on note que non seulement ce furent des prêtres qu’on plaça dans les différents centres liturgiques, mais qu’ils n’eurent même pas, à l’origine, le droit de célébrer l’Eucharistie. Une certaine portion des Saints Dons déjà consacrés par l’évêque était envoyée de la liturgie épiscopale aux fidèles assemblés dans les centres secondaires. Quand, enfin, les prêtres se virent accorder la permission de célébrer la liturgie, l’évêque de Rome continua d’envoyer une portion des éléments consacrés au cours de sa propre liturgie, pour les faire mêler au calice des centres secondaires. Cette pratique se poursuivit dans Rome jusqu’au XVIème siècle et ne disparut complètement qu’après 1870 (Dom G. Dix, op. cit. p. 21). Ainsi, les Eglises de Rome ont perdu de très bonne heure la signification de l’Eucharistie comme fin en soi, et introduit de façon très nette l’idée que la charge d’évêque est une entité en soi et que, d’une certaine manière, les éléments consacrés à la liturgie épiscopale ont quelque chose de plus que ceux qui le sont dans la liturgie d’un prêtre.


C’est très probablement parce que les premières communautés des villes refusèrent, initialement, de donner des évêques aux communautés nouvelles qui se fondaient dans les mêmes villes, que l’on trouva normal d’y voir des Eglises locales où la liturgie était célébrée par des prêtres. Lorsque cette pratique fut de règle dans les grandes villes, l’évêque de la ville eut une autorité beaucoup plus grande que celle de l’évêque du village, qui restait toujours l’évêque d’une et d’une seule communauté. Ce phénomène, ajouté au fait que l’évêque de la ville se trouvait dans une position très influente, conduisit évidement à l’idée qu’il était, en quelque façon, plus important que l’évêque du village. L’évêque de village se vit peu à peu dépouiller de quelques unes de ses fonctions les plus importantes, et soumettre à la surveillance de l’évêque de la ville. "…Quoiqu’ils aient pu recevoir l’ordination épiscopale (cheirothesian)… il leur est interdit d’oser ordonner des prêtres ou des diacres sans l’accord de l’évêque citadin auquel eux-mêmes et leur village sont soumis" (Canon 10 du Concile d’Antioche ; Chrysostomos Papadopoulos, Peri Chorepiscopon, Athènes 1935, p. 8-10). Dans l’Eglise d’Afrique du Nord, à la fin du IVème siècle, on pouvait encore trouver de petites communautés villageoises ayant un évêque et seulement un prêtre (Canon 55 du Concile de Carthage, H. Alibizats, The Holy Canons, Athènes 1949, p.254).

Graduellement, toutefois, la conception ignacienne de l’évêque dans les termes de la vie eucharistique locale constituant une fin en soi, -cette conception s’atténue, voire même tombe dans un oubli complet ; et l’épiscopat se conforme à la structure politique de l’empire. Du fait que les Eglises des villes avaient pris l’habitude de communautés où de simples prêtres célébraient les mystères, il est évident que l’évêque de village, déjà privé de son droit d’ordonner ses propres prêtres et diacres, n’avait pas plus d’importance effective que le prêtre d’une Eglise de ville. Dès lors, aux yeux des évêques citadins, il n’y avait plus aucune raison pour que les Eglises des villages continuassent d’avoir même un évêque, puisque les communautés urbaines fonctionnaient très bien avec des prêtres.
Conséquence : "on ne doit pas établir d’évêques dans les villes de faible importance ni dans les villages, mais seulement des itinérants ; quant à ceux qui sont actuellement en place, ils ne doivent rien faire sans l’avis de l’évêque de la ville" (Canon 57 de Laocidée). Très caractéristique de la mentalité nouvelle, le canon 6 de Concile de Sardaigne déclare : "Il est interdit d’établir sans raison particulière un évêque dans une ville ou un hameau où un seul prêtre peut suffire. Car il n’est pas nécessaire d’y mettre des évêques, de peur d’affaiblir la dignité et l’autorité épiscopales".




8) Conclusion.

L’ecclésiologie de saint Ignace repose exclusivement et harmonieusement sur l’enseignement biblique relatif au salut et à son appropriation. La Chair et le Sang ressuscités de Dieu (Aux Rom. 7 ; Eph. 1) sont l’unique source de l’immortalité, de l’unité mutuelle en Christ, et de la faculté de lutter pour l’amour désintéressé et, dans le même temps, vaincre le démon. La salvation n’est pas une opération magique. C’est Dieu Lui-même qui sauve ceux qui se réunissent ensemble dans la vie d’amour désintéressé, avec leur clergé, epi to auto (en un même lieu).


L’Eglise visible se compose seulement de ceux qui participent continuellement à la vie eucharistique concrète. Cette vie d’amour désintéressé pour Dieu et le prochain est une fin en soi. Les bonnes œuvres ne visent pas des but utilitaires, comme si elles entraient dans un contrat d’affaire divino-humain ; tout au contraire, elles sont des expressions de la lutte pour l’amour désintéressé, en même temps qu’une arme très puissante contre Satan. Dieu n’a pas besoin des actes de charité accomplis par l’homme. C’est l’homme qui a besoin de faire de bonnes œuvres, de prier et de jeûner, tous exercices spirituels qui acheminent vers l’amour désintéressé et moyens très réels de rester vigilant et spirituellement en alerte contre les attaques de Satan.

La justification par la foi seule est un mythe anti-biblique (Eph. 6, 11-17), imbu d’une magie sentimentale, et fondé sur le faux présupposé que le salut est, primordialement et essentiellement, une affaire interne à la psychologie divine. Hors de la vie d’unité centrée dans l’Eucharistie concrète comme fin en soi, il n’y a pas d’Eglise et Dieu seul sait s’il y a même un salut. Là où n’existe pas l’Eglise, localement manifestée et formée par Dieu epi to auto (en un seul et même lieu), il y a le reste de l’humanité charrié çà et là par le prince de ce monde. "Je ne prie pas pour le monde, mais pour ceux que tu m’as donnés" (Jean 17, 9).


Comme tout ce qui trait à l’Eglise, le clergé existe dans le seul but de préserver et de renforcer la vie d’unité et d’amour epi to auto dans la Chair et le Sang du Christ. " Tiens ton poste avec tout le soin possible… préserve l’unité, ce bien que rien ne surpasse" (Pol. 1). L’autorité du clergé est exclusivement fondée sur les mystères de l’unité en Christ et en aucune façon sur un quelconque pouvoir magique personnel, totalement imaginaire. Le clergé, en soi, ne peut sauver. Seule la Chair ressuscité du Christ sauve, lorsqu’elle est reçue dans l’unité et l’amour désintéressé des uns pour les autres epi to auto. Même à l’intérieur de la vie concrète des mystères, c’est le Christ et non l’Eglise qui opère le salut. L’Eglise manifestée localement est elle-même en train d’être sauvée par le Père qui envoie continûment Son Esprit pour former le Corps du Christ assemblé epi to auto (epiclesis, Jean 16, 7-11 ; 1 Jn 3, 23-24).

Dans les Conciles tenus à Constantinople en 1341 et 1351 (Jean Karmiris, Monuments Symboliques et Dogmatiques de l’Eglise Orthodoxe Catholique, Athènes 1952, vol. 1, p. 294 sqq), l’Eglise orthodoxe a vigoureusement condamné toutes les interprétations magiques du salut, qui conçoivent la grâce ou l’énergie salvifique de Dieu comme quelque chose de créé, qui se trouve stocké quantitativement dans une prétendue "banque" de grâce, et distribué quantitativement à travers les actes sacramentels et les indulgences ; contre tout cela, elle a solennellement rappelé l’enseignement biblique et patristique selon lequel Dieu Lui-même sauve les hommes directement par Sa propre énergie incréée.

La base même de toute la doctrine orthodoxe sur la Trinité, la Christologie, l’Ecclésiologie et la Sotériologie est le fait que Dieu crée, soutient, et sauve la création non par des moyens créés, mais par Sa Propre énergie vivificatrice. Seul Dieu peut être la source et le sujet de Ses énergies incréées. Les énergies divines ne sont ni l’essence de Dieu –Dieu n’est pas actus purus-, car cela signifierait que Dieu agit par essence et non par volonté (panthéisme), ni hypostatiques (entités individuelles), car cela réduirait Dieu à être soit un simple agrégat d’Idées à la manière du Dieu platonicien, soit une source d’émanations créées, à la manière du Dieu néo-platonicien, - ce qui conduit à confondre le Fils et l’Esprit avec de telles émanations. On peut trouver un bon exemple de ce genre de théories sur les énergies divines dans les doctrines des hérétiques réfutés par saint Irénée.

Les énergies divines ne sont pas des créatures, mais bien l’énergie créatrice, vivifiante, justificatrice et incréée de Dieu. Dès lors, la grâce ne peut pas être manipulée et distribuée par l’homme qui peut seulement prendre part à cette lumière incréée de Dieu, à travers la vie concrète d’amour désintéressé, dans la Chair du Christ localement manifestée et formée par Dieu Lui-même, en un peuple réel, epi to auto. Ce fait est extrêmement clair dans la pensée de saint Ignace et il revient constamment dans toute la tradition patristique orientale ; il a été particulièrement mis de nouveau en lumière par les polémiques anti-scolastiques du XIVème siècle.

La position de la théologie orthodoxe moderne sur l’ecclésiologie ne peut, dès lors, pas différer dogmatiquement de celle de saint Ignace. Malheureusement, toutefois, la doctrine traditionnelle du salut et de son appropriation, s’est trouvée considérablement voilée durant les derniers siècles, par l’invasion d’une multitude de présupposés occidentaux, et surtout latins. Ces dogmes étaient utilisés malhonnêtement, par opportunisme, à la fois pour combattre le protestantisme et pour justifier le nationalisme qui représente une forme de papisme, dans la mesure où il étend les limites de l’Eglise au-delà des mystères concrets, pour lui faire englober une autre réalité.


Alors qu’au XIVème siècle, un Nicolas Cabasilas pouvait dire que "l’indice de l’Eglise, ce sont les mystères" (Migne, P.G., t. 150, col. 452), beaucoup d’orthodoxe modernes pensent l’Eglise comme un trait de leur caractère national et identifient ses frontières avec celles de la nation, de sorte que, pratiquement, l’Eglise se trouve réduite à une sorte d’institution nationale. Du fait que, dans leur conception, l’Eglise occupe un niveau plus englobant que la vie concrète dans les mystères prise comme fin en soi, et comme elle s’identifie peu ou prou avec le caractère national, il est devenu très commun d’accepter sans critique une forme d’interprétation magique et individualiste du sacerdoce, qui est le fait des Eglises Romaine et Anglicane. Dès lors que les ordres sacrés et notamment l’épiscopat, sont conçus comme ayant que des liens très lâches, voir inexistants, avec la vie concrète de l’amour epi to auto, il est naturel d’attribuer au clergé des pouvoirs personnels qui les distinguent des laïcs. Conception qui a été encore renforcée par l’idée hérétique que tous les chrétiens baptisés sont membres du Corps du Christ même s’ils vont à peine à l’Eglise pour communier et n’ont pas le moindre désir de lutter pour l’amour désintéressé ni de combattre le diable epi to auto, comme ils en ont pris l’engagement solennel dans le baptême.
Aujourd’hui, en cette époque de discussions œcuméniques sur l’unité chrétienne, où l’on voit des hétérodoxes qui cherchent la vérité et admettent les péchés théologiques de leurs ancêtres, l’orthodoxie se doit d’apporter sa contribution. Elle ne le pourra qu’à condition de rejeter d’abord toutes ses prétentions culturelles, politiques et nationales, pour se concentrer sur sa lutte contre Satan epi to auto. L’unité chrétienne comme la vérité dogmatique ne peuvent paraître que si l’on sait profondément qui est le diable, quelles sont ses méthodes et comment le détruire. L’infaillibilité, c’est la connaissance du démon et de la façon dont Dieu opère sa destruction en Christ, dans le Saint Esprit, epi to auto. Tous les dogmes sont contenus dans l’expérience eucharistique qui, réciproquement, est la pierre de touche de toutes les hérésies.
"…Notre opinion (=doctrine) s’accorde avec l’Eucharistie, et l’Eucharistie à son tour confirme notre opinion (=doctrine) " (Irénée, Contre les Hérésies, IV, 18,5). La vraie raison qui fait que les doctrines hérétiques sur la Trinité, la christologie, le péché, la grâce, les mystères (sacrements), l’ecclésiologie, voire la mariologie, etc…, sont des hérésies, c’est justement qu’elles renversent les présupposés de la vie eucharistique et ainsi déforment la signification de la vie d’amour concrète epi to auto, dans la Chair ressuscitée du Christ.


La Chair ressuscité et vivifiante de Dieu est l’ancre de la foi et de l’amour désintéressé, et elle est donnée aux fidèles epi to auto par l’Esprit du Père. A chaque assemblée eucharistique, Dieu nous donne de participer à Son énergie vivifiante et incréée, par la Chair du Christ, et ainsi nous révèle la Vérité par Son Saint Esprit.


"Car, lorsqu’Il viendra, Lui, l’Esprit de Vérité, Il vous conduira dans toute la vérité… car Il prendra de ce qui est à moi (c’est-à-dire, très probablement, Sa Chair donatrice de vie) et vous le révélera" (Jean 16, 12-16).


La vérité dogmatique est une réalité existentielle et toujours présente, manifestée pleinement par le Saint Esprit à chaque assemblée eucharistique. L’infaillibilité de l’Eglise, exprimée dans les Conciles Œcuméniques et ailleurs, s’enracine dans la vie même d’amour epi to auto. L’infaillibilité est une expérience spirituelle et ne peut, en conséquence, être séparée de la vie d’amour désintéressé dans les mystères. Dieu seul est infaillible, et cet attribut, le Corps du Christ le partage directement et existentiellement dans les mystères concrets de l’unité ; par eux les puissances mêmes du mensonge et de la division sont détruites sous l’action personnelle de Dieu, qui par Son Esprit forme Son Fils en ceux qui croient avec amour.

« Car lorsque vous vous assemblez fréquemment

dans le même lieu

(epi to auto)

les forces de Satan sont détruites

et sa fureur exterminatrice se brise

       sur l’unanimité de votre foi»   (Aux Ephésiens, 13) .